Quarante ans après sa création, la pièce À toi pour toujours, ta Marie-Lou sera reprise la semaine prochaine au TNM, dans une mise en scène de Gill Champagne. Retour sur l'un des drames les plus durs de Michel Tremblay, écrit pendant la crise d'Octobre, qui a été un tournant dans sa dramaturgie.

Michel Tremblay l'avoue d'emblée. Son intention première lorsqu'il a écrit À toi pour toujours, ta Marie-Lou, était de larguer une bombe dans la famille québécoise. Léopold et Marie-Louise, ses deux personnages principaux, étaient une métaphore du Québec au passé. Leurs deux filles, Manon et Carmen, les deux possibilités du futur: l'immobilisme ou l'émancipation.

«C'était une période explosive, où on se cherchait, nous confie l'auteur, de sa résidence de Key West, en Floride. Je voulais parler de notre identité, comme collectivité. Je me suis demandé comment mettre une bombe à l'intérieur de la famille, comment parler de ce qu'on avait été. Je voulais dénoncer l'ignorance, tout en donnant une lueur d'espoir, avec le personnage de Carmen, qui a le courage de sortir de la maison familiale.»

Léopold et Marie-Louise forment un couple usé, malheureux, qui n'a aucune vie sexuelle - en dépit de la présence de leurs trois enfants. Tous deux ont des frustrations, mais ils sont incapables de les exprimer. Ils se rendent compte en quelque sorte de leur ignorance. Lui se réfugie dans l'alcool; elle, qu'on découvre assez coincée, se complaît dans le rôle de martyr. «On n'a pas été élevés pour se parler, mais pour se crier sur la tête, dit Michel Tremblay. À un moment donné, ils finissent par se haïr.»

«C'est une pièce très noire, qui règle beaucoup de comptes, poursuit-il. Vous savez, presque aucun des sujets de la pièce n'avait été abordé sur une scène avant: la folie de la famille de Léopold (avec les mariages consanguins), la sexualité, l'oppression de la religion. C'est sûr que c'est dur. C'est une pièce qui finit par un suicide. Au fond, tout ce qu'il lui reste à cette société, c'est de foncer contre un mur.»

Quatuor à cordes vocales

Parallèlement au conflit opposant les parents, les deux filles du couple, Carmen et Manon, se confrontent elles aussi, mais 10 ans après la mort tragique des parents. La première devient chanteuse western au Rodéo; la seconde se replie sur elle-même en s'enfermant dans la religiosité de sa défunte mère. À certains moments, elles redeviennent de petites filles.

Ce double huis clos où s'intercalent les dialogues des quatre personnages, Michel Tremblay l'a baptisé son «quatuor à cordes vocales». Une avenue originale, qui ne facilite pas la lecture, mais qui est drôlement efficace sur scène. «Aucune des mes pièces n'est facile à lire, dit-il. De toute façon, le théâtre n'est pas fait pour être lu. C'est fait pour être vu.»

C'était au tout début de l'écriture de À toi pour toujours. La pièce prenait forme, mais il la trouvait mauvaise. «C'était très réaliste, un peu comme En pièces détachées, mais je voulais quitter cet univers. Il y avait quatre personnages, Marie-Lou était propriétaire d'un magasin de bonbons, mais ça ne marchait pas.»

Après avoir obtenu une bourse du Conseil des arts, il part pour New York afin d'achever l'écriture de sa pièce. Mais le blocage persiste durant plusieurs semaines. C'est finalement en assistant au concert d'un ensemble qui jouait un quatuor à cordes de Brahms, au Lincoln Center, qu'il trouve l'idée de la structure de la pièce.

«Quand les quatre musiciens sont entrés sur scène, qu'ils ont installé leurs partitions et se sont accordés, je me suis dit: si je les assoyais là, si j'écrivais un quatuor à cordes vocales. S'ils sont assis tous les quatre, chacun sur une chaise, sans bouger, en regardant le public, comme ces musiciens. Et avant la fin du concert, j'avais structuré ma pièce.»

Cette anecdote, Michel Tremblay l'a racontée à maintes reprises, mais elle est pour lui extrêmement significative. «Par la suite, la plupart de mes pièces ont été écrites de cette façon, sauf trois ou quatre. Si je n'avais pas assisté à ce concert-là, est-ce que mon théâtre serait différent? Ou est-ce que j'aurais trouvé ce procédé là plus tard? Honnêtement, je ne sais pas. Après, j'ai toujours joué avec la notion de temps.»

Le beau risque

Quel est le souvenir le plus vif qu'il a conservé de la création de la pièce, mise en scène par André Brassard, au Quat'Sous, en 1971?

«C'est la nervosité que nous avons tous ressentie devant la nouveauté de la structure de la pièce, répond Tremblay. Après la générale, Paul Buissonneau était venu nous voir, il était content, il pleurait, il était heureux, mais la question qu'on se posait était: est-ce que le public va vouloir assister pendant une heure et quart à une pièce où les personnages sont assis sur des chaises? Parce qu'aucun personnage ne bougeait. Le seul qui se levait finalement, c'était Carmen, à la toute fin. Le symbole était fort. Et puis, on ne savait pas si notre pièce était claire avec le décalage dans le temps.»

La réaction du public n'a pas tardé. Bien sûr, il y a eu les détracteurs habituels de Michel Tremblay, qui s'en sont pris à son emploi du joual, jugé vulgaire, mais la pièce, dans son ensemble, fut un succès autant critique que populaire. «À la sortie du Quat'Sous, se souvient Michel Tremblay, il y a une dame qui m'attendait à la sortie et qui m'a dit: Vous là, je vous haïs, mais je vous remercie. J'avais compris le message.»

N'empêche qu'aujourd'hui, la société a changé, la recherche du plaisir est l'objectif premier des couples d'amoureux. Qu'est-ce qui rend l'histoire de Marie-Lou et de Léopold encore actuelle? «Les problèmes humains restent les mêmes, estime Michel Tremblay. La cloche étouffante de la religion n'existe plus, mais les gens se réfugient ailleurs, dans la consommation, les sectes, peu importe. Et puis le besoin de faire partie d'un groupe est aussi important aujourd'hui qu'avant. Le besoin d'absolu aussi.»

«Les intentions premières de l'auteur, surtout quand elles sont politiques, forment la première couche qui doit disparaître, précise-t-il, lorsqu'on lui demande comment a vieilli la pièce. Si les personnages sont humains, la pièce va tenir le coup. Certaines pièces de Sartre ou de Camus sont difficiles à monter aujourd'hui parce qu'elles véhiculent des idées d'une autre époque. À l'inverse, Antigone de Sophocle est peut-être la plus grande pièce jamais écrite sur le pouvoir, mais comme c'est un drame d'abord humain, on peut la monter facilement après 2500 ans.»