L'art ne doit pas se mettre en boîte et le théâtre se cantonner aux... théâtres. De ces convictions est née une proposition singulière: monter une pièce du dramaturge britannique Howard Barker dans le stationnement du marché Jean-Talon. Au beau milieu de l'hiver.

Catherine De Léan prononce le mot «ovni» en parlant du spectacle Judith (l'adieu au corps) dans lequel elle interprète le rôle-titre. Le mot n'est pas mal choisi. Peu de metteurs en scène d'ici, à l'exception de Serge Denoncourt, se sont mesurés au «théâtre catastrophe» d'Howard Barker. Momentum mise à part, peu de compagnies osent présenter des pièces hors des théâtres et celles qui le font investissent rarement des lieux aussi quotidiens qu'un marché public.

Geneviève L. Blais, fondatrice du Théâtre à corps perdu, a un penchant pour les projets in situ. Sa toute première création, une adaptation de Grand et petit (Botho Strauss), a été présentée dans un bar. Elle a monté des spectacles chez Fred-Barry depuis, mais aussi au Bain Saint-Michel et dans un espace public du quartier Centre-Sud. «Les lieux sont des déclencheurs forts au plan de l'imaginaire», juge la metteure en scène, qui aime dialoguer avec des architectures autres que celles des théâtres ordinaires.

Sa première intuition, après avoir choisi Judith (l'adieu du corps), a été d'aller sous terre. «C'est une pièce qui nous fait descendre dans les profondeurs de l'être humain, dans sa complexité et des zones un peu plus sombres», expose-t-elle. Il lui fallait donc un lieu souterrain. Le stationnement intérieur du marché Jean-Talon, avec ses colonnes de béton, lui semblait tout indiqué pour monter une pièce moderne qui revisite un mythe ancien.

La terrible pièce d'Howard Barker trouve sa source dans un livre de l'Ancien Testament qui relate la décapitation d'un général assyrien (Holopherne, interprété par Pierre-Antoine Lasnier) durant le siège d'un village de Samarie. La femme qui tenait le couteau dans l'espoir de libérer son peuple, c'est Judith. «Barker a pris le mythe et en a complexifié énormément les enjeux», raconte Geneviève L. Blais. Judith n'y est plus qu'une belle et dangereuse séductrice, c'est une femme autrement plus difficile à cerner, humaine jusqu'à l'inhumanité.

«Ce personnage est un labyrinthe, dit Catherine De Léan. Il est difficile de savoir qui elle est, car elle change tout le temps. Elle arrive comme la Judith de la Bible et se déconstruit tout au long de la pièce. Elle se surprend à penser et à ressentir des choses qu'elle n'avait pas envisagées.»

Horreur du vide

Judith pose une question troublante: quelle différence y a-t-il entre héroïsme et barbarie? S'agit-il des deux tranchants d'une seule et même arme? Qu'en est-il de cette idée de «détachement» sous-entendue par «l'adieu au corps» accolé au titre? «Ce qu'on essaie de traduire, c'est sa déshumanisation», répond la metteure en scène, précisant qu'en jouant du couteau, Judith s'annihile elle-même. «Barker fait un parallèle avec la Shoah, avec l'horreur commise au nom d'une cause et le vide qui s'ensuit, ajoute-t-elle. Judith, dans la Bible, c'est l'illustration que la fin justifie les moyens. Barker renverse ça: on pose un geste et ça crée un vide de sens.»

Catherine De Léan convient qu'il y a un lien à faire entre Judith et les terroristes qui commettent des attentats suicide. «Au début, elle est kamikaze, elle est prête à mourir pour sauver son peuple, fait-elle valoir. La différence, c'est que le kamikaze ne vit pas avec les conséquences de son geste, alors que Barker insiste sur ce point-là.»

La comédienne, qui dit trouver dans ce rôle l'un des plus grands défis de sa carrière, se range toutefois aux côtés de sa metteure en scène pour dire qu'il ne faut pas chercher outre mesure un lien avec les idéologies et les violences actuelles. «On ne monte pas du Barker pour faire entendre un message, précise d'ailleurs Geneviève L. Blais. Ça ne se situe pas dans un territoire moral, mais dans les possibilités de l'être humain. Par moments, c'est troublant et à d'autres, c'est vraiment beau. Je trouve que ça crée une décharge électrique, une force de vie d'être mis en face de ça.»

Judith (l'adieu au corps), du 29 janvier au 16 février, dans le stationnement intérieur du marché Jean-Talon.