Que se passe-t-il lorsque des gens cultivés et bien élevés tentent de régler à l'amiable un différend concernant leurs enfants? La guerre éclate. Avec Le dieu du carnage, Yasmina Reza fait craquer le vernis de la politesse forcée et arrache le masque de la civilité. Quatre acteurs de haut calibre se prêtent à ce jeu de massacre sous la direction de Lorraine Pintal.

On ne pense pas spontanément au TNM lorsqu'il est question de comédie contemporaine. Il fait généralement preuve d'un sens de l'humour plus classique - par ici mon cher Molière - et préfère aborder le théâtre contemporain à travers des textes plus graves. Le dieu du carnage n'est toutefois pas l'exception qu'elle semble être: sous cet humour au vitriol se trouve une virulente critique sociale.

Son auteure, Yasmina Reza, est considérée comme la dramaturge française la plus jouée dans le monde. Si Le dieu du carnage est seulement sa deuxième pièce à être présentée à Montréal (après Art en 1996), elle a notamment rayonné à New York, où elle a été jouée pendant plus d'un an - avec entre autres James Gandolfini (The Sopranos) et Jeff Daniels (The Purple Rose Of Cairo) - et remporté trois Tony Awards.

Le point de départ de cette comédie noire est une dispute entre jeunes garçons. L'altercation est rapportée dès la première réplique: un soir de novembre, Ferdinand Reille a frappé au visage Bruno Houllié. Avec un bâton. À l'invitation des Houllié, les parents des deux gamins tentent de régler l'affaire de manière civilisée.

«Il existe encore un art de vivre ensemble, non?» souligne d'ailleurs Véronique Houllié (Christiane Pasquier). «Yasmina Reza montre tout ce qu'on fait pour se contrôler en société... et ce qui arrive quand une brèche s'ouvre», résume Anne-Marie Cadieux, qui interprète Annette Reille, mère de l'agresseur, dans cette comédie de salon qui finit presque comme dans un saloon.

Joute verbale

Le dieu du carnage s'appuie d'abord sur une partition fine, faite de répliques courtes et incisives. Détail capital: puisque ce face à face met aux prises des gens éduqués, habiles avec le langage, chaque sous-entendu, chaque mot de trop peut provoquer un glissement. «C'est du bonbon pour les acteurs», affirme James Hyndman, qui joue Alain Reille, un avocat de haut vol et apparemment sans scrupules très ennuyé d'avoir à participer à ce rendez-vous.

«Le défi pour nous, c'est de s'accorder, de trouver le bon dosage pour rendre ce dérapage-là», estime Anne-Marie Cadieux. «Il y a une notion presque musicale, comme dans un quatuor de Haydn, dit pour sa part Guy Nadon (Michel Houllié). Si la viole joue trop fort, elle tue le violoncelle. Ce que je trouve difficile, c'est cette traduction musicale du texte de Yasmina Reza.

«Ça demande un élan et, en même temps, il faut être tout sauf spontané, poursuit l'acteur primé récemment pour son rôle dans la série Aveux. C'est épouvantable ce que ça demande à la cervelle. Je suis très content d'avoir 36 ans de métier. Si j'en avais moins, je pense que je patinerais sur la bottine.»

Le dieu du carnage n'est pas une pièce «cérébrale», prend toutefois la peine de préciser James Hyndman. «C'est une joute verbale, mais c'est aussi le choc des corps qui se trouve dans ce salon-là, dit-il. Et c'est ça qu'il fallait mettre en scène, ce glissement presque charnel. Trouver le dosage entre l'excès des personnages et la mesure du texte.»

Dérapage jubilatoire

Au-delà de la superbe mécanique de la pièce de Yasmina Reza, qui a séduit les quatre interprètes, c'est bien sûr son propos qui risque de secouer. Le face à face orchestré entre les Reille et les Houllié est un prétexte pour observer - et critiquer - nos moeurs. Sous le vernis de la politesse, on réprime parfois des pulsions moins avouables.

«Yasmina Reza enlève un masque posé sur nos comportements. Mais en enlevant le masque, elle accroche le visage», fait valoir Guy Nadon. Véronique Houllié, par exemple, dit croire aux vertus pacificatrices de la culture. Elle-même milite pour la paix et écrit sur le Darfour, mais est aux prises avec une guerre intérieure.

La violence n'a soudainement plus rien de théorique pour elle. C'est son fils qui a été attaqué et a perdu deux dents. «Elle veut agir en conformité avec ses idéaux, mais il est difficile de garder le vernis quand les caractères s'échauffent», constate Christiane Pasquier.

«À force de vouloir se maîtriser, on finit par croire qu'on est au-dessus de tout ça, qu'on n'est plus des animaux, alors qu'on en a la preuve à chaque instant à la télévision et dans le monde. Comment vivre dans une certaine vérité sans tomber dans une sauvagerie sans loi? C'est ça qui se passe entre ces quatre-là. On part d'un monde policé, civilisé, à un dérapage vers un monde plus sauvage», résume James Hyndman.

«Mais c'est un dérapage jubilatoire», assure Anne-Marie Cadieux. Le dieu du carnage, malgré son propos dur et l'attitude bulldozer de l'auteure, aux yeux de laquelle rien ne semble trouver grâce, est d'abord une comédie. Doublée d'un sourire carnassier adressé aux gens de culture qu'il est amusant d'imaginer sur la scène du TNM.

«Je pense que ce ne serait pas intéressant de monter cette pièce s'il n'y avait pas cet effet de miroir, juge Anne-Marie Cadieux, si on ne pouvait pas s'y reconnaître un peu et rire de soi.»

Le dieu du carnage, de Yasmina Reza, au Théâtre du Nouveau Monde du 16 novembre au 11 décembre.