Onze ans après avoir signé sa première mise en scène de ce «cri d'alerte» écrit en 1977 par Bernard-Marie Koltès, Brigitte Haentjens refait le trajet avec le comédien Sébastien Ricard dans l'espoir de faire revivre sa parole... dans un entrepôt industriel du quartier Saint-Henri.

C'était en 1999. Dans une petite salle juste au-dessus du Lion d'or, où seules quelques chaises traînaient... pour nous, spectateurs, accostés par cet inconnu qui cherchait désespérément quelqu'un à qui parler.

James Hyndman avait admirablement bien défendu ce brûlant monologue d'une soixantaine de pages, qui met en scène un homme seul, marginal, révolté et pourtant empli du désir de vivre, de dénoncer, de s'engager et d'aimer.

Brigitte Haentjens se souvient d'avoir assisté à chacune des représentations (une habitude). Le comédien et membre des Loco Locass, Sébastien Ricard (Dédé à travers les brumes), aussi, a vu la pièce, qui l'avait ébranlé.

«C'est vrai que James a fait quelque chose de tellement définitif... Au début du projet, je me suis demandé comment j'allais faire pour interpréter ce rôle», nous confie-t-il.

Mais comme la mer efface les traces de pas dans le sable, l'interprétation de James Hyndman, quoique classée parmi les souvenirs marquants de notre théâtre, s'est, elle aussi, un peu perdue dans la brume. C'est sans doute pour cette raison que Brigitte Haentjens a voulu réentendre la parole de Koltès. Pour nous rafraîchir la mémoire.

«J'avais besoin de réentendre ce texte, dit-elle. Pour que cette parole circule, pour qu'elle soit vivante aujourd'hui. Ce qui me frappe, c'est à quel point Koltès avait imaginé le monde dans lequel on vit. C'est un texte à la fois très politique et très poétique, qui décrit un monde fondé sur la précarité, sur la problématique de l'étranger dans nos sociétés, sur la révolte du tiers-monde, etc.»

Mais en quoi cette production sera différente de la première proposition? Brigitte Haentjens hésite, puis répond, amusée: «C'est comme tomber amoureux à différents âges de sa vie. C'est toujours pareil, en même temps c'est très différent. Repartir dans La nuit, c'est un peu la même chose. C'est refaire le trajet. Cette fois avec Sébastien.»

Brigitte Haentjens et Sébastien Ricard travaillent sur ce texte de Koltès depuis plus d'un an. Leur collaboration passée (Vivre, Woyzeck, Le moulin à paroles) leur a donné envie d'entreprendre cet exigeant projet. Ensemble, ils ont lu le texte, mais aussi la correspondance de l'auteur (récemment parue aux éditions de Minuit), des entrevues, des biographies, etc.

Pour le comédien et chanteur, il est clair que Bernard-Marie Koltès était attiré par la culture hip-hop et appréciait le rap, le reggae, ces musiques des «sans voix», cette «langue de la rue». «Je pense qu'il s'intéressait surtout à la manière dont les étrangers s'appropriaient la langue française», explique Sébastien Ricard.

«Ce qu'il dit aussi, poursuit-il, c'est que c'est dans ces quartiers de la marge que la langue évolue le plus. Là où elle est tellement nécessaire aux gens qui la parlent, parce que c'est tout ce qu'ils ont. C'est une démonstration de l'extraordinaire complexité de cette langue. Et de la manière dont il la fait groover

Sans aucun doute, le plus gros du travail a consisté à s'approprier cette langue et ce texte touffu écrit sans ponctuation. «Apprendre le texte a été le plus gros du travail, admet Sébastien Ricard. Je me suis longtemps dit que c'était suffisant. Mais il a fallu aussi le jouer, le faire dans l'instant. Pour être disponible à ce très grand dénuement et faire surgir une parole.»

La représentation théâtrale aura lieu dans un vieil entrepôt du quartier Saint-Henri. «Je trouve ça intéressant de promener les gens ailleurs dans la ville, conclut Brigitte Haentjens. Ce lieu a une histoire industrielle, porte des traces matérielles de l'industrie de machinerie lourde. C'est un lieu de désolation qui renvoie à une histoire collective. Des traces d'un Montréal qui n'existe plus.»

La nuit juste avant les forêts, à partir du 16 novembre au 661, rue Rose-de-Lima. Billets en vente au Théâtre de Quat'Sous.

À la tête du CNA

Il y a un mois, Brigitte Haentjens a été nommée directrice artistique du Théâtre français du Centre national des arts (CNA) d'Ottawa en remplacement de Wajdi Mouawad. Cette nomination, elle ne l'attendait pas du tout. «Ça fait 20 ans qu'on me dit que je vais être la nouvelle directrice du CNA, dit-elle en ricanant. Mais je n'ai jamais eu cette ambition et cet objectif.»

Elle entrera en fonction à l'automne 2011, devenant ainsi la première femme à occuper ce poste-clé auprès d'une communauté francophone minoritaire. Ne lui demandez pas ce qu'elle compte programmer. Mais attendez-vous à des oeuvres exigentes et des lieux de représentation singuliers, une de ses marques distinctives.

Sa première programmation sera celle de 2011-2012. Brigitte Haentjens, qui a vécu en Ontario pendant 15 ans et dirigé le Théâtre du Nouvel Ontario pendant huit ans (1982-1990), connaît bien la région. Elle s'est dite heureuse de relever ce nouveau défi, tout en affirmant qu'elle poursuivra les activités de sa compagnie Sibyllines, qu'elle a fondée en 1998 et dans laquelle elle est totalement engagée.