Sami Frey aurait mis plus de huit mois pour mémoriser les 54 pages de Premier amour, de Samuel Beckett. L'interprétation magistrale qu'il nous propose à l'Usine C est la preuve qu'il ne s'est pas trompé en prenant, pour ainsi dire, le temps.

Ce long monologue truffé de détails à la fois insignifiants et essentiels, il nous le livre avec une désarmante aisance, sans failles, le corps en parfaite harmonie avec ce texte dense, qui retrace le parcours d'un homme à l'hiver de sa vie, qui se rappelle.

Une heure et demie plus tard, on le remercie de cet exercice de mémoire. En vérité, la lecture simple de ce texte aurait été insoutenable; en même temps, on se demande pourquoi il s'est donné autant de mal, tant certains passages laissent perplexe par leur banalité.

Où se trouve-t-il exactement? Ce n'est pas très important. Il m'a semblé qu'il se trouvait dans un hôpital psychiatrique. Mais il aurait très bien pu être sur le quai d'une station de métro. En tout cas, il est assis sur un banc qui pourrait être placé n'importe où.

Sur le ton de la confidence, il nous parle de la mort de son père; de son départ de la maison familial; de ses promenades dans le cimetière et, surtout, de sa rencontre, sur un banc de parc, avec Lulu, le premier amour de sa vie. Mais ça, comme il dit, il ne le savait pas encore. Il s'en rend compte lorsque, dans une étable, il se surprend à écrire son nom «avec de la bouse sèche...»

Un peu misanthrope, en tout cas peu doué dans ses relations humaines et méfiant du sentiment amoureux, Sami Frey interprète avec réel brio ce personnage ambigü qui nous livre en pâture ses pensées, ses doutes, ses certitudes. Toujours avec cet humour absurde qui caractérise le dramaturge irlandais.

Dans un passage du texte, il raconte comment cette Lulu, qu'il n'est pas sûr d'avoir envie de voir, lui masse les chevilles. Troublé, il dit: «On n'est plus soi-même, dans ces conditions, et c'est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l'être, quoi qu'on en dise. Ce qu'on appelle l'amour c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir.»

Sami Frey a une présence et un charisme unique. Au point où l'on se croirait réellement assis seul en face de lui. On l'écoute un peu à la manière d'un enfant qui écoute son grand-père lui raconter des pans de sa vie. On rit avec lui, on est attendri, et parfois aussi on s'ennuie. Mais jamais on est porté à détourner le regard.

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Premier amour. Jusqu'à samedi à l'Usine C.