Faire les choses à l'envers est toujours une entreprise risquée. Vendredi soir dernier, à une heure où les chats gris rôdent à pied ou à Bixi dans le coin du Billy Kun (et autres plans b, c et z), Wajdi Mouawad nous attendait au métro Mont-Royal. Le prétexte: Le sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts) et Ciels (dernier chapitre de la tétralogie), tous présentés au prochain festival TransAmériques. Nous, journalistes, étions partants pour à peu près n'importe quoi, pourvu que l'excursion nocturne demeure dans les limites de l'esthétiquement acceptable.

L'ami Wajdi avait le goût de nous parler de sexe et de luxures solitaires. Mais la nuit en a décidé autrement...

«Ma mère ne m'a pas expliqué ce qu'était un peep show», évoque Wajdi Mouawad, avec son ton sans malice d'instituteur de maternelle.

Avant de partir en «expédition» dans la ville, Wajdi nous révèle deux indices: la première escale est un lieu glauque et sordide, qui pourrait provoquer un malaise. Heureusement, annonce notre guide touristique à l'hospitalité libanaise, nous nous réfugierons bientôt en un lieu confortable, chaleureux, propice aux échanges nocturnes...

Un peep show, donc, celui de l'avenue du Mont-Royal. «J'ai réservé une cabine», s'emballe Wajdi. Mais après quelques tractations qui sentent le malentendu, nous apprenons que l'animalerie n'a pas de cages assez vastes pour enfermer les cinq passagers que nous sommes. Tant pis. Le couloir et les complaintes auditives de ce qui se passe à huis clos feront bien l'affaire, pour entendre les confessions de Wajdi sur l'impact qu'ont eu les cabines du sexe sur l'ensemble de son oeuvre.

«J'étais étudiant en deuxième année de l'École nationale de théâtre. Comme je n'avais jamais mis les pieds dans un peep show, deux camarades ont eu l'idée de m'entraîner ici. J'ai eu un choc terrible. Cela m'a bouleversé dans mes valeurs les plus intimes.»

Il se trouve que pendant cette période, Wajdi l'étudiant en théâtre avait la tête plongée dans la légende arthurienne. Trouvait-il, auprès de la fée Morgane, un réconfort pour apaiser le trouble que lui a causé la découverte des peep shows? Les voies de la création sont mystérieuses, et par un détour que lui seul peut expliquer, Wajdi Mouawad en est venu à imaginer une scène où un jouisseur solitaire dans sa cabine recevait sur la caboche la visite inopinée du bras d'un chevalier du roi Arthur.

À chacun sa quête du Graal, faut croire...

Si cette scène aussi fondamentale que loufoque a été abandonnée par l'homme de théâtre, le thème de la déviance sexuelle, lui, reste un thème obsédant dans son art. La masturbation, le viol, l'inceste... Forêts, Incendies et Littoral plongent dans des zones d'ombre qui, selon Wajdi Mouawad, «sont des manifestations d'un trouble identitaire».

C'est un peu pour cela, pour aborder de front la déviance et l'aliénation, que nous, journalistes, sommes réunis dans un peep show. Il s'avère que ce lieu de communion autour du plaisir solitaire est un lieu assez propice à la discussion dans la bonne humeur. Mais nous ne nous éternisons pas, de peur de déranger et parce qu'une chanson de Céline Dion surgit dans les haut-parleurs, venant subitement refroidir nos élans.

Dans la chambre de l'oiseau de nuit

Des canapés confortables et luxueux. Une télévision à écran plasma qui affiche «Bienvenue Wajdi Mouawad». Une délégation de préposés au service de chambre qui fait couler le vin et étale sur une table de la nourriture en abondance. Et de l'autre côté du mur, la rumeur d'un couple qui s'unit dans une complainte aussi intense que brève. Bizarre, cette impression de déjà-vu...

Nous nous retrouvons à l'hôtel Opus, coin Sherbrooke et Saint-Laurent, où Wajdi Mouawad séjourne pendant son passage à Montréal.

«La majorité des gens passent leur temps chez eux, à s'occuper des affaires de la vie quotidienne. Moi, c'est le contraire: je vis surtout dans les chambres d'hôtel. Quand je suis en vacances, je reste chez moi, je fais les courses...»

Le directeur du Centre national des arts (CNA), nouveau papa d'une petite fille, mène donc une existence de nomade, à l'envers de la moyenne des ours. La nuit, pendant que tout le monde dort, il bosse. Une des raisons pour lesquelles il a convié les journalistes à cette évasion nocturne, c'était justement pour nous montrer à quoi ressemble son quotidien, à lui, l'oiseau de nuit qui est allergique à la domesticité, au rendement, à la scolarisation de l'existence...

Après cette année passée à donner des entrevues pour parler de Littoral, Forêts et Incendies, Wajdi Mouawad en avait aussi un peu marre de répéter toujours la même chose aux journalistes. Pendant cette rencontre hors des sentiers battus, l'attachée de presse Danielle Papineau-Couture (surnommée Rita, pour l'occasion) de même que les journalistes Christian Saint-Pierre, Éric Moreault, Claudia Larochelle, Marie-André Brault et moi-même avons tendu l'oreille, mais aussi eu droit de réplique dans un exercice qui était tout sauf une entrevue.

Bon, il y avait bien sûr le couple de la chambre d'à côté qui essayait de nous émoustiller (Tiger Woods et une de ses maîtresses, peut-être?). Mais les chauds lapins se sont vite refroidis, décidant plutôt de regarder la télé. Nous, pendant ce temps, avons eu droit à une expérience autrement plus chaleureuse. Wajdi qui nous a parlé de sa Jeanne d'Incendies, cette mathématicienne qui a un scorpion à la place de l'utérus et un urgent besoin de renaître à son corps. Il nous a fait la lecture, a rempli nos verres, a rigolé avec nous. Nous avons communié autour des mots.

Et au plus profond de la nuit, il a évoqué la nécessité de provoquer des chocs artistiques et confié son besoin d'écrire autre chose que du théâtre avec des acteurs sur une scène et des personnages dans une salle. «On ne peut plus, aujourd'hui, écrire des pièces comme on le faisait auparavant, comme ce qui est monté chez Duceppe. Pas après les guerres qui ont marqué le XXe siècle.»

Et le sexe, dans tout ça?

Implicite, entre les lignes, partout, sauf chez le couple de la chambre d'à côté, qui s'est endormi parce qu'il n'y avait rien de bon à la télé.

Mais de toute façon, avec Wajdi, il est surtout question d'amitié.