Robert Lepage n'est pas obnubilé par les perspectives de gloire parisiennes. Son Dragon bleu, créé au printemps 2008 à Châlons-en-Champagne, a beau avoir depuis vendredi soir les honneurs du magnifique Palais de Chaillot, place du Trocadéro, il avait autre chose à faire que d'assister à la première. Était-il reparti à la Caserne de Québec? À New York?

En tout cas, la dernière fois qu'on l'a repéré sur les radars, ce n'était pas si loin de Paris puisqu'il se trouvait justement à Châlons-en-Champagne, entre le 25 et le 28 novembre, pour y donner Eonnagata. En ce qui concerne Le dragon bleu, il a tourné la page, comme il l'avait fait précédemment pour d'autres créations: «J'ai joué cette pièce pendant un an et demi, a-t-il expliqué dans une interview publiée par La Croix vendredi dernier. J'avais l'impression d'être allé jusqu'au bout.» Le comédien Henri Chassé a donc pris la relève.

Même si au théâtre de Chaillot on a exprimé un petit regret pour cette absence, cela n'a pas empêché la salle de 900 places de se remplir à ras bords, et les billets de se vendre allègrement: «On donnera pratiquement les neuf représentations à guichets fermés, a expliqué Catherine Papeguay, de la direction de Chaillot. Lepage a désormais un public de fidèles à Paris.»

Robert Lepage touche aujourd'hui les bénéfices de longues années de travail discret, en banlieue est de Paris, à la Maison des Arts de Créteil, pendant lesquelles la couverture médiatique restait modeste et intermittente. Adopté par l'un des théâtres les plus somptueux et prestigieux de Paris, il a maintenant droit au traitement royal de la part de la critique parisienne. Normalement, une pièce à l'affiche pendant seulement neuf jours a peu de chances d'obtenir des critiques. À moins qu'elle ne soit signée du nom d'une super vedette du théâtre européen. Ce qui est maintenant le cas de Robert Lepage.

De fait, Le dragon bleu a, dès samedi, fait l'objet d'un article d'une exceptionnelle demi-page avec photo dans Le Monde. La critique en question contient quelques réserves. Implicites dans le titre: «Le plaisir tranquille d'une soirée avec théâtre d'images de Robert Lepage». Une manière de dire que s'il y a dans cette pièce «un maniement des images d'une indéniable force attractive, ce qui est la marque du talent de l'auteur», la critique parle d'une «histoire sentimentale comme un film du dimanche soir à qui on ne demande rien que de préfacer une bonne nuit». En un mot, c'est une pièce qui «ne marquera pas l'histoire du théâtre».

Autre journal de référence, La Croix publiait le jour même de la première, vendredi, une longue interview du dramaturge sur une page entière: autre traitement réservé aux grandes vedettes du théâtre d'avant-garde, les Jan Fabre ou Romeo Castellucci.

Quant à L'Humanité, quotidien communiste en déclin, mais réputé sur le plan culturel, il prend Lepage tout à fait au sérieux en lui consacrant une très longue critique dans la même veine que Le Monde: grande habileté technologique, mais texte légèrement creux. Titre de l'article «Ménage à trois traditionnel plongé dans un bain mondialisé assorti d'illustrations pittoresques». Et en conclusion: il s'agit aujourd'hui d'un «habile tour de prestidigitation à grande échelle. De la poudre aux yeux en somme.»

Il n'y a pas de vraie consécration à Paris sans une petite dose de méchanceté.