Le jeune dramaturge Étienne Lepage a admis que Rouge gueule est un acte de provocation. Il a d'ailleurs tout fait pour arriver à ses fins. Sa pièce transgresse tous les tabous, regorge de gros mots et laisse parfois sans voix tant ses personnages disent des choses qui ne se disent pas. Ou, pire, les font. Sa force ne tient toutefois pas tant au caractère cru du texte, mais à tout ce qu'il laisse en suspens.

Rouge gueule est composé de 17 tableaux. Souvent, ce sont des monologues. L'une menace de castrer son chum. L'autre «philosophe» sur le malheur des gens laids. Chacun donne l'impression de livrer le fond de sa pensée, de cracher une rage authentique, de révéler ses blessures ou ses fantasmes les plus intimes.

Or, ce n'est pas parce que ces personnages disent quelque chose qu'ils le pensent vraiment. Ou peut-être seulement pendant un instant. Mais cet instant est-il si révélateur? Contribue-t-il à définir qui ils sont vraiment? Met-il au jour un désir ou une vilenie que leur éducation (ce ne sont pas des paumés, leur costume les place tous dans la classe moyenne) et la société dans laquelle ils vivent leur a appris à cacher?

Derrière ces répliques directes comme des coups de poing, il y a surtout de l'ambiguïté. Un flou que la mise en scène extrêmement habile de Claude Poissant contribue à épaissir ou à disperser, selon les scènes. Il a orchestré les voix de ses 10 acteurs, trouvant un ton pour chaque monologue. Des propos insensés sur le viol deviennent une fanfaronnade d'adolescente. Le désir d'une mère pour un copain de son fils révèle à la fois sa soif d'amour et son esprit calculateur.

Il n'y a aucune scène, ou presque, où l'assistance n'est pas traversée par un frisson de malaise. Ou par un rire, franc ou carrément nerveux. Nos attentes sont presque toujours adroitement déjouées, parfois par des scènes qui désarçonnent complètement.

Rouge gueule compte bien sûr un petit nombre d'imperfections. Des enchaînements aux engrenages grinçants, des choix discutables quant au jeu (la première scène n'est pas convaincante) ou au contexte dans lequel certains monologues sont placés. Des détails qui ne pèsent pas bien lourd devant la force de l'ensemble.

Jacques Girard livre une performance mémorable dans l'une des scènes les plus dérangeantes du spectacle. Hubert Lemire se révèle charismatique, alors que Jonathan Morier est d'une justesse extraordinaire dans son rôle de grand timide à l'esprit plus retors qu'il n'y paraît.

Annette Garant est parfaite dans le rôle de la femme élégante et accomplie mais peut-être encore à la recherche de son prince charmant. Alexandrine Agostini fait, quant à elle, deux apparitions marquantes et clôt le spectacle de manière époustouflante.

De cette suite de tableaux, de ces intenses bribes de vie, se dégagent des esquisses de personnage et non pas une trame narrative, mais une cohérence. Rouge gueule renvoie l'image d'un monde peut-être secrètement peuplé d'hystériques potentiellement psychopathes et de manipulateurs dénués de compassion. Ou d'une société confrontée à l'effritement de ses valeurs, pénétrée par le langage de la porno et de la violence. La balle est dans notre camp.

Rouge gueule à Espace Go jusqu'au 14 novembre.