Qui n'a jamais songé à pousser quelqu'un sur la rame du métro? Qui n'a jamais eu envie d'étêter sa coloc mythomane, de préférence avec un couteau qui coupe mal? Tout le monde? Personne? Impossible de le vérifier, c'est le genre de pensées secrètes qui ne se disent pas. Sauf dans Rouge gueule, pièce choc qui prend l'affiche mardi à Espace Go.

L'avertissement parfois servi à la télé et au cinéma voulant que des propos pourraient ne pas convenir à certains spectateurs conviendrait parfaitement à Rouge gueule. Pas tant pour la quantité de sacres qu'on trouve dans la pièce d'Étienne Lepage - le Québécois moyen sait très bien décliner ses jurons en adjectif, en verbe, voire en adverbe, et ne s'en prive pas - que pour les propos tenus sur le viol, la sodomie, ainsi que la violence exprimée par quelques-uns des personnages.

 

Dur, cru, provocateur, tous les termes qu'on accole généralement aux oeuvres qui dérangent pourraient être appliqués à Rouge gueule. Il y est question de jeunesse, de beauté et de désir, mais aussi de sexe brut, de trahison, de vengeance, de violence gratuite et même d'envies de meurtre. Souvent à travers des monologues qui donnent l'impression de vouloir nous en mettre plein la gueule. En tournant la dernière page, on ne peut d'ailleurs s'empêcher de se demander: pourquoi irait-on s'asseoir dans un théâtre pour se faire dire des choses comme ça?

Claude Poissant, qui porte le texte d'Étienne Lepage à la scène, reconnaît ce sentiment de malaise. Il a été «agacé», lui aussi, lorsqu'il a lu la première version de la pièce. Son malaise, au lieu de l'éloigner de ce texte, l'en a rapproché.

«Ce qui m'intéressait, c'est qu'il y a une grande acuité dans le discours d'Étienne Lepage, explique-t-il. J'avais vraiment l'impression de prendre la mesure de notre humanité dans ce qu'elle a d'extrémiste, quand on perd un peu le sens humanitaire des choses, mais qu'on est dans la sincérité la plus totale de notre pensée... qui n'est pas nécessairement très belle.»

De fait, ce n'est pas parce qu'on est bien élevé qu'on n'a pas une petite envie de meurtre une fois de temps en temps. Ce peut n'être qu'une pensée fugace ou bien un fantasme qu'on scénarise dans notre tête. Sans censure. C'est ce genre de pulsions qu'expriment les personnages d'Étienne Lepage, sans aucun malaise.

Rouge gueule veut provoquer et son auteur assume cette envie, selon Claude Poissant. «Le théâtre est là pour brasser», rappelle le metteur en scène. «On est en mode sécurité, on fait attention à tout», précise-t-il. Notamment à ce qu'on dit aux autres et à ce qu'on leur révèle de nous-mêmes.

Des claques et des baisers

Dans un monde idéal, Claude Poissant aurait fait de Rouge gueule un spectacle déambulatoire. Il l'aurait orchestré de manière à ce que les spectateurs attrapent des bouts de vie et des bribes de propos, puis qu'ils soient forcés de poursuivre leur chemin sans que l'action ne soit menée à son terme. Les contraintes du monde réel l'ont plutôt incité à les placer dans un lieu «étrange, mais possible».

«On ne juge personne, dit-il. Aux spectateurs de juger ou de préjuger.» Le metteur en scène croit que les propos tenus dans la pièce forceront l'assistance à se mettre en mode «réflexion, discussion et échange». Pas pendant, mais après le spectacle.

«J'aime kidnapper le spectateur, l'empêcher de penser pendant la pièce, expose-t-il. Tenter de le mettre dans une position qui ne lui permettra pas de réagir à chacune des choses qui seront dites, mais à l'amalgame de tout ce qui aurait été dit et montré.»

Claude Poissant tient à souligner ce qu'il peut y avoir d'humoristique dans la pièce, et assure qu'il n'a pas l'intention de faire trash. Ce texte dense et cru, il dit l'aborder d'abord de manière à faire entendre son propos... dans un «enchaînement de baisers et de claques sur la gueule».

«Est-ce qu'on banalise? Je ne le crois pas, mais peut-être que des gens vont le penser», prévoit-il. Le pire qui pourrait arriver à Rouge gueule serait de susciter l'indifférence. «Mais ça m'étonnerait», conclut Claude Poissant, l'ombre d'un sourire aux lèvres.

Rouge gueule, du 20 octobre au 14 novembre à Espace Go.