Malgré une critique mitigée dans le New York Times («une superstructure géante qui vacille sur son piédestal», Lipsynch, de Robert Lepage, a été chaudement applaudie dimanche au festival New Wave de la Brooklyn Academy of Music, où la pièce est présentée jusqu'au 11 octobre.

Le maître du théâtre québécois présente à New York la version définitive de Lipsynch. Huit heures et demie pour une pièce en neuf actes et quatre langues, un «marathon» qui a fait salle comble dimanche au Harvey Theater de Brooklyn et que les Montréalais pourront redécouvrir cet hiver.

Kilt ou pyjama? Brian, un spectateur croisé lors de l'un des derniers «intervalles» de Lipsynch, avouait s'être interrogé sur la tenue appropriée pour une journée à passer au théâtre. Il a finalement opté pour un jean. Il ne ressentait qu'un vague tiraillement physique, mais surtout un grand émerveillement intellectuel après plus de huit heures de théâtre.

Car il faut de l'endurance pour suivre les neuf tableaux de Lipsynch, dont la durée oscille entre 20 et 55 minutes. Marathon sans endorphine, la performance-fleuve relâche le spectateur hébété, sans notions du temps, avec pour toute compagnie la polyphonie singulière des personnages de Lipsynch.

La pièce à grand déploiement se déroule entre le Canada, les États-Unis, le Nicaragua, l'Angleterre et l'Allemagne. Comme souvent chez Robert Lepage, on prend l'avion, le train ou la voiture dans Lipsynch; on parle anglais, français (de France ou du Québec), espagnol ou allemand. On parle beaucoup, mais on n'entend pas toujours : la polyphonie vire aussi à la cacophonie.

Lipsynch est le multiple récit des origines de Jérémy-Jeremia (Rick Miller). Orphelin, il est recueilli par une chanteuse d'opéra, Ada (Rebecca Blankenship), une Allemande vivant à Londres. Jeune adulte, il cherche à retracer les derniers moments de sa mère biologique, Lupe (Nuria Garcia) et quitte mère et pays d'adoption pour les États-Unis.

D'où vient Jérémy ? Le récit épouse de nombreuses voix qui s'entrecroisent : une prostituée de Manchester, une libraire hantée par des anges noirs de Québec, un inspecteur de police écossais, un neurochirurgien allemand ou une chanteuse jazz qui, sans perdre la voix, perd temporairement l'usage de la parole.

Il y a manipulation dans la parole - c'est l'idée contenue dans le titre même de la pièce, Lipsynch. Robert Lepage rappelle que les mots ne sont pas toujours ce qu'ils prétendent être et que l'on peut manipuler la parole - ou être victime de manipulation - par des artifices techniques (le montage, le doublage), les mises en scènes (radio et vidéo), les mises en abyme (cinématographiques) ou sa propre folie (schizophrénie).

Ce travestissement est apparent dans l'usage de la langue dans Lipsynch. Parmi les personnages, on troque un accent pour un autre afin de ne pas trahir ses origines (encore !) ; on s'exprime dans une langue qui n'est pas toujours «maternelle» ; on passe, aussi, de l'anglais au français à l'espagnol, parfois sans surtitres.

C'est dans ces tours de passe-passe que les huit heures trente de spectacle prennent tout leur sens. Robert Lepage demande (ou exige) de ses spectateurs une attention sur le long terme.

Les sens engourdis, on se laisse alors porter par la musicalité ou le rythme d'échanges que l'auteur ne sous-titre pas toujours : une façon de nous faire comprendre, aussi, que le rythme, le son ou la mélodie peuvent être aussi significatifs que les mots d'une langue que l'on comprend.

Travail sur le son et la parole, Lipsynch ne néglige pas pour autant la recherche visuelle qui marque les mises en scène de Robert Lepage.

Virtuose de l'illusion, le dramaturge démontre l'ingéniosité de la scénographie - ici, une cuisinette qui devient un studio de radio, là, une chambre d'hôpital qui se fait librairie - et la possibilité, pour le spectateur, de toujours voir «l'envers» de ces décors. Work-in-progress peaufiné au cours des cinq dernières années - dont on avait vu, au FTA, une version de cinq heures -, Lipsynch est la démonstration de la virtuosité du metteur en scène, mais aussi de l'ambition du dramaturge de toucher, par le théâtre, au cinéma, à la poésie (Claude Gauvreau, entre autres), au journalisme, en passant par la religion (la Bible), le théâtre shakespearien (avec des références à Hamlet) ou l'opéra. Une exploration qu'il mène sans temps mort, au cours d'un spectacle-marathon chaudement applaudi dimanche soir.

Lipsynch, une pièce mise en scène par Robert Lepage, écrite par Robert Lepage et ses comédiens : Frédérike Bédard, Carlos Belda, Rebecca Blankenship, Lise Castonguay, John Cobb, Nuria Garcia, Sarah Kemp, Rick Miller, Hans Piesbergen, est présentée au festival New Wave de la Brooklyn Academy of Music, à New York jusqu'au 11 octobre. À Montréal, le théâtre Denise-Pelletier accueillera la mouture finale de Lipsynch du 17 février au 14 mars prochains.