Revenir inlassablement sur la même histoire de rupture. Se la raconter 1000 fois. Pour expliquer la cause de la souffrance, à soi-même comme aux autres. Le détester, lui qui l'a lâchement abandonnée. Crier à l'injustice, à la trahison, exorciser le mal, mais peut-être, surtout, le vivre. Faire corps avec la douleur. Exister par et pour elle. La trouver belle, exquise même. Et finalement, la laisser nous quitter. Décider que cela suffit.

La rencontre artistique entre Brigitte Haentjens et Sophie Calle était écrite dans le ciel. La première, à travers son parcours de metteur en scène, se plaît depuis longtemps à explorer dans ses moindres recoins le territoire émotif féminin. Quant à Calle, l'artiste conceptuelle, elle utilise sa vie personnelle pour nourrir ses oeuvres. Et le destin a été généreux en déceptions à son égard, jalonnant son parcours sentimental de fins brutales, de déserteurs sentimentaux, de ruptures par courriels...

 

Mais dans la tragédie sentimentale, il y a aussi le masochisme, l'humour, le pathétique, le «destroy», le suicidaire... Il faut être faite forte, aimer le danger, pour s'en imprégner jusqu'à la moelle. Et ça, Brigitte Haentjens l'a compris. C'est pourquoi elle a demandé à Anne-Marie Cadieux de plonger dans cette peine d'amour en 99 temps.

Seule en scène avec un gros fauteuil rouge, la singulière actrice saute à pieds joints dans cette douleur exquise narrée jusqu'à l'épuisement. La conquête d'un homme admiré depuis l'enfance. Une bourse d'études pour le Japon. Des retrouvailles prévues en Inde. L'homme absent à l'aéroport. Un accident. Un faux prétexte. Un téléphone rouge. Une chambre d'hôtel miteuse. Des torrents de larmes. Un téléphone rouge. Un mal qui est le «plus grand des drames qu'a connus l'humanité».

Comme une amie qui chaque jour nous raconte dans une nouvelle version la fin de son histoire, Anne-Marie Cadieux livre celle de Sophie Calle. Évidemment, cela a quelque chose de lassant, d'énervant, de narcissique. Sa douleur intense, elle la traverse surtout avec son corps. Elle fait pitié, dans son jeans et sa camisole, avec ses épaules recroquevillées. Son jeu est physique, parfois elle se pince, sa voix passe de la dénonciation, à l'impatience, au dégoût. Elle n'en peut plus, elle sursaute sur place, sur une musique métal. Elle se transforme en héroïne pathétique, en danseuse contemporaine, en chose fragile, en casseuse de chaises, en diva espagnole...

Haentjens a entrecoupé ce redondant récit de «témoignages» d'expériences douloureuses, livrées par quatre acteurs (Paule Baillargeon, Pierre Antoine Lasnier, Gaétan Nadeau et Paul Savoie). Si l'interprétation de ces acteurs est juste et sentie, leurs interventions m'ont semblé superflues, brisant le rythme imposé par Cadieux. À vrai dire, leur présence donne au spectacle un petit côté «thérapie de groupe», qui sied mal à l'individualisme affirmé de Sophie Calle.

Ce que nous dit Calle, en somme, c'est que la douleur, aussi ordinaire soit sa source, ne supporte aucune comparaison. Elle est toujours la pire des souffrances. Et Anne-Marie Cadieux met tout son corps et toute son âme à son service, sans pudeur, avec un humour noir et un certain détachement mystérieux qu'elle seule sait transmettre. Exquise, mais aussi risible, passagère, insupportable ou animale, sa douleur méritait l'exclusivité.