On ne peut évidemment pas présumer de ce que les morts auraient pensé, mais je suis tout de même convaincue que Robert Gravel, s'il a pu assister à la première de Sauce brune du haut des nuages, a apprécié cette pièce écrite et mise en scène par Simon Boudreault, à l'affiche d'Espace libre jusqu'au 4 avril.

C'est qu'on y trouve notamment ce mélange de verdeur verbale, de réalisme quasi outrancier et d'infinie tendresse pour le genre humain que professait Gravel. Simon Boudreault a en effet créé quatre personnages féminins, quatre cuisinières de cafétéria d'une école secondaire, mais surtout quatre archétypes: la femme dont l'équilibre mental est assuré par son travail (Armande), la femme définie par sa libido (Cindy), la femme amère (Sarah) et la femme victime (Martine). Et il leur a prêté un langage hallucinant: pendant 1h40, ces quatre femmes vont s'exprimer principalement en sacrant. En sacrant tout le temps. En remplaçant en fait pratiquement tous les mots du vocabulaire par des blasphèmes.

Tel que prévu par le dramaturge lui-même, les spectateurs rient comme des fous pendant les 10, 15 premières minutes de la pièce, et il leur donne toutes les raisons de rire, notamment quand la chef-cuisinière explique à sa manière les quatre grands groupes alimentaires canadiens. Même occasion de rire à gorge déployée quand les quatre femmes discutent de vie sexuelle: c'est d'ailleurs uniquement lorsqu'elles parlent de cet aspect de leur vie qu'elles sont capables de puiser dans un vocabulaire plus vaste et d'inventer des métaphores très, très vulgaires et très, très efficaces.

Il faut ici souligner la qualité de jeu des comédiennes, qui ont un texte extrêmement difficile à dire (les sacres sans fin doivent être néanmoins dits au bon moment) et qui ont en outre les mains constamment occupées: elles travaillent!

Avec de la pâte à modeler brune, elles vont faire des carottes, des boulettes, des oignons, qu'elles vont couper, peler, etc., tout en maniant cette langue inventée, personne ne multipliant autant les blasphèmes dans la «vraie vie». Johanne Fontaine en chef-cuisinière moustachue, Anne Paquet en Sarah effroyablement ordurière et tellement en colère, Marie-Ève Pelletier en Cindy populacière et Catherine Ruel en Martine femme battue, occupent la scène avec un réel talent et une foi absolue dans leurs personnages.

Car elles vont aussi devoir exprimer une kyrielle d'émotions extrêmement subtiles. La peur panique de la dépression, le dégoût de la «victimisation», la justification d'une relation amoureuse violente, la solitude, l'incapacité à s'exprimer, mais aussi de touts petits sursauts de solidarité, un esprit de corps passager, le besoin de faire des gestes excessifs et suicidaires, autant d'émotions qu'on ne voit pas souvent présentées dans les créations québécoises, du moins pas de cette façon-là - en fait, je ne me souviens pas qu'il en ait été question ainsi depuis la pièce Thérèse, Tom et Simon de Robert Gravel, justement...

Oui, il y a un hommage discret à Michel Tremblay dans cette Sauce brune: univers exclusivement féminin, dialogues punchés, vulgarité exacerbée par des conditions de vie difficiles - et la colère de Sarah fait écho à celle d'Albertine. Mais coup de chapeau également à la forme même des Belles-soeurs de Tremblay notamment pendant les apartés, des soliloques parfois crève-coeur qui surgissent soudain, en pleine cuisine - bien qu'industrielle dans le cas de Sauce brune. Boudreault en profite au passage pour égratigner notre obsession de l'hygiène ou notre hypocrisie devant des classes sociales moins glamour. Bref, tout cela pour dire que Sauce brune, sous ses allures d'ode au sacre, de défense et illustration de la langue «québécoise extrême», est une pièce «crissement intéressante».

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Sauce brune, de Simon Boudreault, une production de Simoniaques Théâtre, présentée à Espace libre jusqu'au 4 avril.