Les humoristes qui participent de plus en plus au débat public et qui façonnent l'actualité par leurs déclarations oublient-ils leur mission première, qui est de faire rire les Québécois ? Pas nécessairement, selon une spécialiste.

Julie Dufort, professeure du cours Humour et société à l'École nationale de l'humour, croit que rien n'empêche un humoriste d'être engagé dans la société et de remplir sa profession.

« On est loin de faire juste une blague en faisant l'humour. On fait bien plus que ça quand on rit de Gilbert Rozon, par exemple. On fait bien plus que générer des rires quand on fait une blague sur les différences entre les hommes et les femmes », a-t-elle analysé.

Selon Mme Dufort, il est d'autant plus « sensé » que les humoristes débattent dans un contexte où leur milieu est secoué par la controverse.

François Morency, qui animera le gala des Olivier, dimanche, a suggéré cette réflexion dimanche dernier à l'émission Tout le monde en parle, lorsqu'il était question des récentes controverses dans le milieu et des querelles publiques entre les humoristes.

En entrevue à l'émission, François Morency a relaté qu'il entendait de plus en plus des membres du public lui dire : « heille, les humoristes, pouvez-vous juste faire des jokes ? ». Son collègue Martin Matte a opiné de la tête, lui qui avait déploré que les humoristes soient de nos jours appelés à prendre position sur tous les enjeux.

M. Morency n'était pas disponible vendredi pour préciser sa pensée.

Il faut dire que les scandales qui ont éclaboussé le domaine de l'humour ont amené plusieurs artistes à prendre position : l'ex-grand patron de Juste pour rire, Gilbert Rozon, a été visé par de nombreuses allégations d'agression sexuelle. La nouvelle s'est éventée dans les médias quelques jours après que La Presse eut publié un reportage fracassant sur Éric Salvail, qui était accusé par plusieurs personnes d'inconduite sexuelle.

Mais cette tendance à impliquer de plus en plus les humoristes dans les débats date de bien avant, a souligné Julie Dufort. Depuis la création de Tout le monde en parle, le fou du roi et humoriste Dany Turcotte intervient sur plusieurs sujets avec les invités de l'émission. Et à l'émission radiophonique Gravel le matin, depuis plus d'un an, des humoristes sont appelés chaque semaine à livrer leurs réflexions sur une variété de sujets.

« Comme l'humour a une place importante dans la société, pour moi, ça fait du sens que les humoristes se prononcent sur l'actualité politique, puis s'impliquent socialement. On leur donne un droit de parole, on les écoute », a-t-elle expliqué.

Discours contradictoire ?

L'humoriste Fred Dubé, reconnu pour ses numéros d'humour engagés et subversifs, trouve pour sa part le discours de ses collègues contradictoires.

« On ne peut pas juste se dédouaner en disant : ''On ne veut pas faire de la politique, on veut juste faire rire''. Moi je n'ai pas de problème avec cette phrase-là, mais faites-le pour vrai. Quand Martin Matte est porte-parole pour Maxi, qui appartient à Loblaw, qui, on l'a vu avec les Paradise Papers, a recours à des paradis fiscaux... Eh bien mon cher Martin, tu fais de la politique », a-t-il soutenu en entrevue téléphonique.

« Oui, faisons rire, mais faisons réfléchir aussi. »

Selon lui, il y a trop de « comiques » dans l'espace public, et pas assez d'humoristes. « L'humoriste doit transgresser, être subversif, aller à l'encontre de la pensée dominante », a-t-il soutenu.

Le Québec n'est pas seul

Les humoristes québécois ne sont pas les seuls à débattre publiquement de plusieurs enjeux en ce moment. Leurs collègues américains ont eu a prendre position sur l'humoriste Louis C.K. et le sénateur et ancien humoriste Al Franken, qui ont fait l'objet d'allégations d'inconduite sexuelle.

« Les humoristes sont amenés à se prononcer publiquement sur l'affaire Louis C.K, sur l'affaire Al Franken aussi. C'était une discussion particulièrement importante dans les dernières semaines », a indiqué Mme Dufort.

D'ailleurs, la tradition des humoristes engagés est beaucoup plus ancrée aux États-Unis qu'au Québec avec les émissions de fin de soirée, a fait remarquer Mme Dufort.

Les Américains ont été témoins de plusieurs exemples de ce phénomène, récemment.

Au cours d'une table ronde sur le film Wag the Dog, John Oliver, cet animateur de l'émission de fin de soirée Last Week Tonight, interviewait l'acteur Dustin Hoffman qui a été accusé de harcèlement sexuel par une de ses anciennes collègues - et il l'a confronté sur le sujet.

« Le fait de dire : ''Ce n'est pas qui je suis'', ce genre de réponse m'énerve. Parce que cela reflète qui vous étiez. Si c'est arrivé et que vous n'avez pas de preuve pour démontrer que ce n'est pas arrivé, alors il y avait une période dans votre vie, pendant un moment, où vous étiez pitoyable autour des femmes », a-t-il lancé à l'acteur dans la vidéo de leur entretien, qui a été diffusée par le Washington Post.

« C'est difficile de répondre cette question, vous n'étiez pas là », s'est-il justifié.

Stephen Colbert, un autre animateur de fin de soirée, s'était aussi prononcé sur les allégations visant Al Franken, qu'il avait reçu à son émission quelques mois auparavant.

« Allons, Franken! J'imagine qu'il ne reste personne de bon », a-t-il lancé lors d'un de ses monologues d'ouverture. Comme comédien, j'ai longtemps admiré Al Franken. Mais laissez-moi vous dire, ça n'augure pas bien pour la carrière sénatoriale de Louis C.K. »