Laurent Paquin m'avait donné rendez-vous hier après-midi au TNM, où il incarne La Duchesse dans Demain matin, Montréal m'attend. On devait parler de son premier livre, Le petit Laurent illustré (par Éric Godin), et de son quatrième spectacle, Déplaire, produit par Juste pour rire. Mais nous avons été rattrapés par l'actualité...

Marc Cassivi: On ne pouvait pas passer à côté du sujet de l'heure...

Laurent Paquin: C'est évident. Je ne te cacherai pas qu'avec mon gérant, on s'est demandé hier si on ne devait pas annuler l'entrevue. Mais je ne voulais pas avoir l'air de me défiler. Ça ne sert à rien de se défiler.

Marc Cassivi: Dans la foulée des affaires Salvail et Rozon, beaucoup de gens disent: «Tout le monde savait», «le milieu se protège»...

Laurent Paquin: Ce n'est pas vrai! Je ne suis pas d'accord que tout le monde savait, mais je suis d'accord que personne n'est surpris. Personne ne tombe des nues. Mais entre ce que tu entends et ce que tu peux dire pour dénoncer, il y a une différence. Si j'étais témoin d'un geste déplacé d'Éric et que je ne disais rien, je serais complice par inaction, disons. Je connais des gens qui ont travaillé avec lui et qui savaient que lorsqu'il cruisait un gars, il insistait beaucoup trop. Mais j'entends ça et je fais quoi? Je t'appelle toi et je te parle de rumeurs?

Marc Cassivi: Si les personnes qui sont victimes ne sont pas prêtes à dénoncer, ce n'est pas simple...

Laurent Paquin: Moi, Éric Salvail, dans le milieu de travail, il me semblait être une bonne personne. J'étais un bon invité pour son émission. J'avais du plaisir à la faire. Il y avait des ouï-dire, mais je n'ai jamais rien vu. Si une fille me dit qu'elle a été agressée, je vais la croire. Mais on entend tellement de rumeurs sur tout le monde. Dire que tout le monde savait, c'est se donner la possibilité de basher tout le monde et de rendre tout le monde coupable. C'est un raccourci pratique pour ceux qui veulent critiquer le showbiz.

Marc Cassivi: En revanche, c'est sûr qu'il y a une banalisation et une certaine complaisance face à ces actes-là, qu'on fait passer pour de l'humour.

Laurent Paquin: Des jokes de cul déplacées, il y en a qui adorent ça. L'important, c'est de connaître la limite de l'autre. La limite, ce n'est pas toi qui la détermines, c'est l'autre. Je connais des filles qui répliquent à des jokes de cul avec des jokes de cul encore pires. C'est comme la notion de fidélité dans le couple: ça dépend de l'entente que t'as avec ton partenaire. J'espère que ça ne sonne pas comme une façon d'excuser Éric, parce que j'aurais vu ça et j'aurais réagi en disant: «Ça ne se fait pas!» C'est peut-être correct qu'à partir de maintenant, tout le monde se demande: «Est-ce que je vais trop loin avec cette joke-là?»

Marc Cassivi: Je pense que tout le mouvement de dénonciation #MoiAussi, de gens qui se réapproprient une parole, aura des effets bénéfiques. Il y a un retour du balancier. On a trop longtemps toléré l'intolérable. Je vois toutes ces victimes s'exprimer sur Facebook et je tombe des nues.

Laurent Paquin: Moi aussi. Les femmes vivent du harcèlement au quotidien. Les jeunes humoristes filles de la relève que je côtoie ont à peu près toutes reçu des dick pics (photos de pénis). Toutes! On n'a aucune idée.

Marc Cassivi: On parle des femmes, mais j'ai l'impression que certains ne comprennent pas, dans l'histoire de Salvail, que des hommes puissent aussi se sentir humiliés et avoir peur.

Laurent Paquin: Les gens qui ont peur de Salvail ont peur de perdre leur job, de se faire insulter, d'avoir l'air de casser le party parce que tout le monde a l'air de l'aimer. La fille qui se fait harceler par son patron a peur pour son intégrité physique. Si je me faisais tasser dans le coin par Éric Salvail, il recevrait mon poing dans la face. Il ne le ferait pas.

Marc Cassivi: C'est plus insidieux peut-être. Il y a quelque chose qui relève du statut, autant chez Salvail que chez Rozon. Toi, t'as pas besoin de Salvail pour vendre des billets...

Laurent Paquin: On a toujours besoin des autres. Il a besoin de moi pour faire un bon show, j'ai besoin de lui pour dire au monde que je suis en spectacle. Mais je ne dépends pas de lui.

Marc Cassivi: Ce n'est pas comme le maquilleur, le recherchiste ou le technicien qui est embauché par lui et qui a peur de perdre des contrats s'il ose le dénoncer.

Laurent Paquin: Il y a beaucoup de gens qui dépendent de ces productions-là. TVA vient d'annoncer que les galas Juste pour rire ne seraient plus diffusés. Pour combien de temps?

Marc Cassivi: J'allais t'en parler. Trouves-tu qu'on fait payer aux autres les erreurs d'une seule personne? Toute l'équipe de Salvail se retrouve sans travail du jour au lendemain. Et les humoristes, de la même façon, perdent une tribune importante.

Laurent Paquin: Je ne ferai brailler personne en disant que je perds quelques dizaines de milliers de dollars, parce que des gens ont subi des choses bien pires, mais il y a certainement un côté injuste à tout ça. Je comprends la décision de TVA (de retirer de sa grille les galas Juste pour rire). Il fallait que Gilbert quitte. Il n'avait pas le choix. J'ai un attachement émotif au Festival Juste pour rire. J'ai fait mes débuts là. J'anime des galas Juste pour rire depuis 14 ans. Je suis produit par Juste pour rire - Spectacles, dirigé par des gens qui, selon moi, sont irréprochables. Les soeurs Rozon, ce sont vraiment de très bonnes personnes. Je travaille dans une famille. Je n'ai pas envie de changer, mais je n'ai pas le goût d'être associé au nom de Gilbert Rozon! Est-ce que Juste pour rire peut exister sans lui ? Il y a des humoristes qui disent qu'ils ne feront plus jamais de galas Juste pour rire. Je les comprends. Mais c'est se priver de quelque chose. S'il n'y a plus de Juste pour rire à la télé, il y aura autre chose.

Marc Cassivi: Y a-t-il eu, comme avec Éric Salvail, une banalisation des gestes de Gilbert Rozon dans le milieu de l'humour?

Laurent Paquin: Je pense que la banalisation est au coeur de tout ça, oui. Mais les gars qui ont ce genre de comportement ne le font pas devant moi et ne me confient pas ça. Les gens me voient comme le père de famille responsable. Gilbert ne m'a jamais invité dans un party pour faire de la poudre! Je suis le «gars plate». Je n'ai jamais été témoin de rien de ce qui lui est reproché.

Marc Cassivi: Mais quand tu dis que personne ne sera surpris, c'est parce qu'il a plaidé coupable à des accusations d'agression sexuelle en 1998 (pour des gestes faits au Manoir Rouville-Campbell)?

Laurent Paquin: Je disais surtout ça pour Salvail. Gilbert, tu me croiras si tu veux, mais je pensais que le Manoir Rouville-Campbell avait clos quelque chose. J'ai eu une vraie discussion avec lui et il me semblait tout à fait sincère. Il me disait que ce qui était arrivé après le Manoir Rouville-Campbell était nécessaire. Il disait qu'il méritait ce qui lui était arrivé. Jamais on n'a eu une discussion sur «Heille! Checke la pitoune!». On parlait d'humour, d'actualité. On a eu des différends, sur la grève étudiante, par exemple. C'est un homme intelligent et intéressant. Je ne suis pas le seul à avoir cru qu'après 1998, il avait eu sa leçon. Je crois à la rédemption.

Marc Cassivi: On a peut-être aussi banalisé en 1998 ce qu'il avait fait auparavant. On se rend compte aujourd'hui que ce n'était peut-être pas terminé.

Laurent Paquin: C'est ce que j'allais écrire dans un statut Facebook. Je n'ai pas eu le temps de le faire et on va me le reprocher si je ne le fais pas. Je me sens un peu trahi. Ça ne me gênait pas de dire que Gilbert était mon ami. Parce que je le voyais comme un gars qui avait compris.

Marc Cassivi: Pas comme un présumé prédateur sexuel...

Laurent Paquin: Non. Je le voyais comme un homme qui avait eu son épiphanie, son illumination, sa leçon. Ça a l'air que non. Il a peut-être recommencé à se croire invincible.

Marc Cassivi: Il y a beaucoup de ça, avec Salvail aussi. Ce sont des hommes qui ont des positions d'autorité, beaucoup de pouvoir, et qui finissent par se croire tout permis. Tu dis que tu crains de te faire reprocher de ne pas réagir: te sens-tu une obligation de le faire?

Laurent Paquin: Oui. Je ne sais pas si l'obligation est réelle, mais elle semble l'être pour beaucoup de gens. Si je ne me prononce pas, je vais avoir l'air de les protéger: «On le sait ben, il a des tickets à vendre, il ne veut pas se mouiller!» Par association, je suis déjà un peu «condamné». Certains disent qu'on ne devrait plus aller voir des humoristes produits par Juste pour rire. Tu ne fais pas de peine à Gilbert, tu fais du tort aux artistes que tu aimes bien!

Marc Cassivi: Aujourd'hui, tu te prononces...

Laurent Paquin: J'ai une responsabilité. Il faut dénoncer. C'est important de se prononcer sur ces questions-là. J'aime réfléchir avant de me prononcer, mais j'avais l'impression que si je ne réagissais pas bientôt, ça allait se revirer contre moi. Je crois les victimes. C'est réglé pour moi. Mais comment je dis aux gens que je n'étais pas au courant? Je ne sais pas quoi dire de plus. Si quelqu'un ne veut pas croire que je n'étais pas au courant, je ne peux rien faire.

Marc Cassivi: Est-ce qu'on est coupables d'un certain aveuglement volontaire face à ces gens-là?

Laurent Paquin: J'ai peut-être été naïf. Plus qu'aveuglé, je crois. Je n'ai jamais eu un attachement inconditionnel pour Gilbert, mais j'ai cru qu'il avait évolué. Comme un alcoolique qui arrête de boire ou un meurtrier qui sort de prison et se consacre à aider les jeunes à ne pas l'imiter.

Marc Cassivi: Est-ce que les femmes humoristes étaient plus lucides que les hommes vis-à-vis de Gilbert Rozon?

Laurent Paquin: Sans doute. Les femmes, en général, sont plus conscientes du harcèlement et des agressions sexuelles que les hommes. Mais je ne pense pas que le milieu artistique soit pire qu'un autre. Les agressions sont répandues partout. Sauf qu'un Gilbert Rozon ou un Éric Salvail, ça sort dans les médias, mais pas le patron d'une entreprise X parce que ça n'intéresse pas le monde.

Marc Cassivi: J'espère que le patron d'entreprise qui abuse de son pouvoir y pensera à deux fois maintenant, grâce à ce qui a été révélé dans les médias.

Laurent Paquin: À long terme, je pense qu'il y aura du positif dans tout ça. Le milieu artistique sert d'exemple souvent...

Marc Cassivi: Trouves-tu que les artistes paient trop cher?

Laurent Paquin: Souvent, on paie assez cher. Ne serait-ce que financièrement, cette année, je vais payer cher pour les erreurs de Gilbert. «Erreurs» est un euphémisme, bien sûr. Un autre patron d'entreprise se ferait accuser comme lui et on ne craindrait pas que ce soit la fin de l'entreprise. Cela dit, on ne fait pas pitié. Ça fait partie du métier. Mais je serais curieux de parler à Gilbert en ce moment. Je me demande s'il pense aux victimes et aux gens qui seront pénalisés dans l'entreprise. Moi, un gars qui fait des conneries, même si deux jours avant, c'était un chum, tant pis pour lui. Je n'ai pas envie d'être ami avec un présumé violeur. Il m'a fait croire que c'était fini. Je n'ai pas de pitié pour lui. C'est ça que je lui dirais : je me sens trahi!