Les jeunes humoristes québécois étant plus bilingues que leurs prédécesseurs, il y a de fortes chances que leur intérêt se tourne bientôt vers les États-Unis. Nos futurs humoristes auront-ils autant de succès sur ce marché que Céline Dion, Denis Villeneuve ou le Cirque du Soleil? La Presse a posé la question à des professionnels du milieu de l'humour...

«Même en France, les jeunes aspirent à aller s'essayer sur le marché américain. Ça n'existait pas il y a 15 ans. Avec l'internet, tout le monde a accès à l'humour américain. Les jeunes Français connaissent Louis C.K., Dave Chappelle ou Bill Burr.»

Ce constat que fait Gilbert Rozon s'applique-t-il aux jeunes humoristes québécois? Le président-fondateur de Juste pour rire le croit. Mais pour l'instant, mis à part Daniel Tirado qui s'est installé à New York en 2010, Eddy King qui y a fait des essais l'an dernier et Mike Ward qui s'y produit depuis le mois d'avril, il n'y a pas vraiment de vague d'humoristes québécois débarquant sur le marché américain.

L'humoriste montréalais Mike Paterson, bien connu sur la scène anglophone, croit que ça ne saurait tarder.

«De plus en plus d'humoristes francophones s'essaient dans les bars anglophones de Montréal. Des gars comme François Bellefeuille ou Julien Tremblay n'auraient aucun problème à développer leur carrière aux États-Unis», afirme Mike Paterson.

Une niche pour les Québécois

L'ex-président des festivals, de la télévision et du marketing à Juste pour rire, Andy Nulman, connaît bien le marché américain. Il estime que les Québécois peuvent trouver une niche aux États-Unis, car ils ont une différence: l'âme québécoise, dit-il.

«L'accent n'est pas important, dit Andy Nulman. Les Américains de Boston parlent pas comme ceux de Seattle. C'est la relation entre l'humoriste et le public qui est importante, comme la différence qu'on voit avec Denis Villeneuve au cinéma apporte sa propre sauveur. Mais ça prend du guts

Trilingue, l'humoriste montréalaise d'origine palestinienne Eman El Husseini en a, du guts! Elle a décidé de quitter la métropole pour New York, «La Mecque» de l'humour, dit-elle. L'artiste de 35 ans partira en janvier avec sa femme, l'humoriste Jess Solomon. «Une Palestinienne et une juive qui émigrent ensemble à New York!», dit-elle en rigolant.

«On y va parce qu'il y a plus de possibilités d'emplois là-bas, plus de comedy clubs, les late night shows, les Saturday night shows. Même les cours d'humour y sont abondants et fréquentés par les artistes de l'industrie.»

Intéressant financièrement?

Aller tenter sa chance aux États-Unis signifie-t-il un succès financier assuré? Steve Rasier, agent de l'humoriste Rachid Badouri, a des réserves.

«Au Québec, on fait de l'argent plus facilement en humour qu'ailleurs, dit-il. Aux États-Unis, si tu fais des comedy clubs, tu vas recevoir des chèques de 50$. Ici, même un artiste de la relève peut se débrouiller. Il n'y a pas les mêmes ouvertures aux États-Unis, sauf si tu fais Saturday Night Live, ce qui peut te servir de tremplin pour la télé ou le cinéma.»

D'où la prudence de Badouri par rapport au marché américain. «Les revenus des spectacles de Rachid dans la francophonie sont importants, alors pourquoi on y renoncerait?, dit Steve Rasier. Aux États-Unis, on n'a pas la même accessibilité qu'au Québec.»

Avant de s'exporter, l'humoriste ne doit pas oublier que le marché de l'humour québécois est en effet au sommet de sa forme, prévient Steve Rasier. Sur les 25 spectacles les plus populaires au Québec en 2014, 17 étaient des shows d'humour, selon l'Observatoire de la culture et des communications du Québec.

«Au Canada anglais, peu d'humoristes font des one-man shows dans des salles aussi grandes qu'au Québec. Il y a Russell Peters qui le fait, et c'est tout. Les autres humoristes canadiens font des bars.»

Un pensez-y-bien

Du coup, avant de quitter ce marché florissant, la directrice de l'École nationale de l'humour, Louise Richer, pense qu'il faut y penser à deux fois.

«La conquête du marché américain ne se fera pas sans peine, dit-elle. Il y a plus d'obstacles que pour des réalisateurs de cinéma ou des chanteurs. Ça prend une excellente connaissance de la langue et des référents. Les Québécois qui ont réussi à l'extérieur sont surtout des performers, comme Badouri, Rousseau, Courtemanche ou Kavanagh. Leur succès repose moins sur le verbe que sur la performance.»

Mais pour rentrer dans les comedy clubs, ça prend des contacts et un humoriste local servant de «parrain», selon Mike Ward. «Une fois que tu es entré, c'est plus facile qu'ailleurs, mais entrer ne veut pas dire percer», dit-il.

Ayant commencé à jouer en anglais il y a seulement huit ans, Mike Ward est en train de se faire une petite place dans la Grosse Pomme. Il collabore depuis cette année à l'émission de radio d'Anthony Cumia et joue au moins une fois par mois à The Stand Comedy Club, sur la 3e Avenue.

«Mon but, c'est de faire moitié-moitié, en anglais et en français, dit-il. Comme ça, si je perds ma carrière au Québec à cause des scandales, je vais être capable de m'en sortir. New York, c'est la place pour l'humour. Et l'humour noir que je fais, c'est ce qui marche le mieux à New York.»

Le mot de François Bellefeuille, directeur invité

«En lisant la biographie d'Yvon Deschamps, j'ai été surpris d'apprendre qu'il avait déjà envisagé de faire carrière aux États-Unis. Des producteurs américains, intrigués par son immense succès au Québec, l'avaient approché pour faire des essais. Mais pour des raisons familiales, il a finalement décidé de ne pas y aller. Personnellement, je suis convaincu que, dans la prochaine décennie, c'est une tendance qui sera à la hausse chez les humoristes québécois. Le marché du Québec en humour est magnifique, mais il est petit et la relève est de plus en plus nombreuse. Cela laisse un peu moins de place aux humoristes qui font de l'humour de niche avec un style plus hors norme. Pour se lancer en humour aux États-Unis, il faut avoir la passion. Celle qui t'empêche de penser une seconde faire autre chose de ta vie. Celle qui te pousse à quitter le pays pour aller voir si la vie artistique n'est pas meilleure ailleurs. Les humoristes du Québec ont le talent et l'inventivité pour percer ailleurs. Je ne crois pas que la langue sera un problème. J'ai travaillé trois ans près de Boston comme vétérinaire; je vous confirme que les Américains sont beaucoup plus ouverts à la diversité d'élocution que nos cousins de l'Hexagone.»