On ne s'en plaindra pas: depuis quelques mois, ce sont les meilleures comédies musicales de Broadway qui s'arrêtent à Montréal. Après The Lion King et The Book of Mormon, place à Jersey Boys, «jukebox musical» qui raconte la montée et le déclin du groupe rock des années 60 The Four Seasons.

La pièce musicale Jersey Boys, créée à Broadway en 2005, a remporté quatre prix Tony, dont le trophée le plus convoité de la «meilleure comédie musicale». Aujourd'hui, cinq productions de Jersey Boys sont en tournée. Le disque de la pièce a été certifié platine. Le réalisateur Clint Eastwood a même fait une adaptation cinématographique du spectacle, sortie au Québec l'été dernier.

Le pari du producteur Michael David était pourtant risqué, la critique new-yorkaise se méfiant des «jukebox musicals», à peu près tous construits sur le même modèle: un répertoire musical archiconnu greffé à un scénario construit de toutes pièces. C'était le cas de Mamma Mia (ABBA) ou de Movin' Out (Billy Joel). L'équipe de création de Jersey Boys a plutôt choisi de faire une biographie des Four Seasons.

Mais qui se souvient de ces quatre Italo-Américains du New Jersey, admirateurs de Frank Sinatra, qui ont vendu plus de 100 millions d'albums en carrière? Malgré leurs nombreux tubes - Oh, What A Night, Sherry, Big Girls Don't Cry, Walk Like a Man, Can't Take My Eyes Off You, Let's Hang On! ou Rag Doll -, repris par des centaines d'artistes, The Four Seasons sont à peu près tombés dans l'oubli...

«C'était un groupe qui chantait pour les cols bleus, explique le metteur en scène de Jersey Boys, Des McAnuff, qui a également adapté l'opéra rock Tommy, du groupe The Who, au St. James Theatre (lieu d'action du film Birdman). Ils avaient une certaine conscience sociale, mais ils n'étaient pas acceptés par l'establishment des années 60. Ils n'ont pas écrit de chansons sur les droits civiques ou contre la guerre. Ils n'avaient pas les cheveux longs...»

Une conjoncture parfaite

Le populaire quatuor mené par Frankie Valli (Francis Castelluccio) et ses musiciens - Bob Gaudio, Tommy DeVito et Nick Massi - s'est faufilé dans le monde du rock'n'roll au tournant des années 60 avec des pièces accrocheuses aux paroles relativement simplettes, mais aux harmonies vocales remarquables. De la pop authentique, loin de la musique engagée qui a suivi - Dylan, Jefferson Airplane.

«Il y a eu une courte période durant laquelle le rock'n'roll était anémique, notamment avec le départ d'Elvis, parti faire son service militaire, et la mort de Buddy Holly, estime Des McAnuff. Chuck Berry, Bill Haley, Little Richard, c'était de l'histoire ancienne. Tout ce qui était vraiment emballant avant l'invasion britannique menée par les Beatles et les Stones, c'était The Four Seasons et The Beach Boys.»

Frankie Valli, qui se distinguait par sa voix de tête (falsetto), a commencé à chanter avec les musiciens Nick Massi et Tommy DeVito. Le pianiste et parolier Bob Gaudio a complété le quatuor. C'est sous son impulsion que le groupe a atteint des sommets de popularité. Mais la chute du groupe n'a pas tardé. La sortie d'un album expérimental, le départ de Massi et les dettes de jeux de DeVito ont mené le groupe à sa perte.

Le succès des Beatles en 1964, après leur performance au Ed Sullivan Show les a relégués à l'arrière-scène, comme tant d'autres groupes du milieu des années 60.

Jouer avec le feu

Dans Jersey Boys, il est aussi question de la relation qu'entretenaient les membres du groupe avec la mafia italienne et son chef présumé, Angelo Gyp DeCarlo; du décès d'une des filles de Frankie Valli, qui a mené à l'écriture de Fallen Angel; des échecs amoureux des membres du groupe et de leur arrestation à leur sortie de scène. Il est aussi question de la contribution de leur producteur, Bob Crew, qui a écrit plusieurs chansons.

Des McAnuff a construit Jersey Boys en quatre tableaux représentant les quatre saisons. Le printemps, qui évoque la naissance du groupe, l'été, qui correspond à son apogée, l'automne et l'hiver, où le groupe s'efface progressivement. Pour chacun des tableaux, il a confié la narration à un des membres des Four Seasons. Chacun d'eux raconte un pan de l'histoire du groupe, en détaillant sa version des faits.

«On voulait relayer le point de vue de chacun d'eux, dit McAnuff, parce qu'ils étaient divergents. Dès le départ, les trois membres survivants du groupe ont accepté de se confier, même s'il y a encore aujourd'hui des tensions entre DeVito et les autres. Mais on voulait aussi donner une voix à Nick Massi, qui est mort en 2000. C'est ce qui a été le plus difficile, mais, au final, c'est le personnage qu'on a le plus étoffé dans le processus de création.»

La réalité d'un band

Des McAnuff, qui a discuté fort avec les auteurs Rick Elice et Marshall Brickman (Annie Hall), tenait à ce que le spectacle reflète la réalité vécue par le groupe.

«Je voulais faire un spectacle authentique, pas juste en respectant la biographie du groupe, mais aussi en racontant l'histoire d'un groupe de rock'n'roll. Je ne voulais pas que des acteurs fassent semblant de jouer des instruments de musique. Je leur ai dit qu'il fallait mettre en place un groupe qu'on verrait en répétition et en spectacle pour retracer leur parcours.»

Un des moments les plus stressants qu'a vécus Des McAnuff lors de la sortie de la pièce à Broadway a été de voir entrer dans son théâtre le légendaire Lou Reed, du Velvet Underground (mort en 2013).

«C'est quelqu'un que je connaissais un peu, mais j'étais terrifié de ce qu'il allait penser de la pièce parce qu'il avait des opinions assez tranchées. Mais pendant l'entracte, il est venu me voir et il m'a dit: «Enfin, quelqu'un a compris ce que c'est que de faire partie d'un groupe rock.» C'était le plus beau compliment qu'on pouvait me faire.»

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À la Place des Arts du 6 au 11 janvier

Quatre pièces emblématiques des Four Seasons

> Big Girls Don't Cry

> Sherry

> Oh, What A Night

> Rag Doll