On imagine mal une fête de la Fierté gaie sans travelos. Les drag-queens sont à la fois le piment, la cerise sur le gâteau et la bougie d'allumage d'une célébration devenue universelle en 1970. Un an après les émeutes de Stonewall, le jour où des drags et des gais en cuir sont descendus dans la rue à New York pour dénoncer la répression policière, entamant la plus grande bataille pour leurs droits de l'ère moderne. À Montréal, aujourd'hui, commence la semaine de Fierté Montréal, un événement à la fois culturel et communautaire qui culminera dimanche avec le grand défilé de la Fierté.

Or, important changement au programme cette année: la célèbre Mado Lamotte ne présentera pas Mascara, la plus grande revue de drags de la planète, à la place Émilie-Gamelin, comme elle le faisait depuis une quinzaine d'années. Mado a tiré sa révérence, cédant la voie à l'Autre Reine de la nuit dans le Village: Michel Dorion. Celui-ci s'active à mettre la dernière touche à Illusions, un spectacle qui réunira sur scène, samedi soir, 14 drag-queens et leur invité: Martin Proulx, celui qui massacre si bien Céline Dion tous les jeudis sur le web.

En attendant de retrouver Nana, Peach, Miss Butterfly, Franky Lee, Océane et Rita Baga à la place Émilie-Gamelin, je suis allée la semaine dernière à la rencontre de Michel Dorion, au coeur du Village.

Femme que sur scène

J'avais en tête l'image d'une blonde sulfureuse, mi-Dalida mi-Michèle Richard, noyée sous les frous-frous, les plumes et douze pouces de maquillage et juchée sur des talons de six étages. Mais non! Michel Dorion - qui a fêté l'an passé 25 ans de carrière - n'est pas une drag à la petite semaine. Il ne s'habille en femme que pour la scène. Jamais vous ne le verrez se dandiner en minijupe ou en talons sous les boules roses du Village (sauf pour le photographe de La Presse). Le drag, pour lui, c'est un métier. Il le pratique à temps plein un peu partout: dans les mariages, les anniversaires, les fêtes d'entreprises, sur les terrains de camping... Mais surtout au bar Le Cocktail, rue Sainte-Catherine, dont il est copropriétaire.

C'est d'ailleurs là que je le retrouve, en t-shirt noir et bermuda, avec comme seule touche d'extravagance des espadrilles rouge coquelicot. Pour le reste, celui qui s'est fait connaître en personnifiant Céline Dion ressemble à un trentenaire poli, souriant et sans histoire.

Michel Dorion n'a toutefois pas 30, mais 44 ans! Signe que la vie de travelo garde jeune ou, du moins, fait vieillir plus lentement... Et pour cause. Trois soirs par semaine, 52 semaines par année, juché sur la tour infernale de ses talons aiguilles, Michel Dorion monte et descend les trois étages d'escaliers escarpés de son bar.

Entre chacun des six numéros qu'il présente, il se précipite à sa loge au troisième pour changer de robe, de perruque, de talons et pour retoucher son maquillage; se prenant tantôt pour Céline, tantôt pour Cher, Mylène Farmer ou Madonna. «Céline fait la même chose, dit-il avec le sourire, sans compter que ce va-et-vient dans les escaliers me garde en forme!»

S'il est vrai que Céline Dion change de costume de scène aussi souvent que Dorion et qu'elle s'astreint aussi à une discipline physique draconienne, la chanteuse est payée très, très cher pour ses exploits. C'est loin d'être le cas pour Michel Dorion. De ce que j'en comprends, il gagne sa vie, sans plus. «Mon agent me dit que mon grand défaut, c'est de ne pas être à l'argent. Je viens d'une famille modeste. Tant que j'arrive à gagner ma vie en faisant ce que j'aime, c'est tout ce qui compte», dit-il.

Vie normale?

Étrange, tout de même, la contradiction permanente que vivent les drag-queens qui passent leur vie à personnifier les stars qu'elles ne seront jamais dans des conditions souvent pénibles: salaires dérisoires (entre 75 et 200$ par soir), loges exiguës, travail de nuit, lieux étouffants, clients éméchés. Michel Dorion est privilégié puisqu'il est copropriétaire du bar où il se produit. Mais pour boucler les fins de mois, beaucoup de drags sont obligées d'être serveur ou barman entre leurs numéros.

«À minuit et quart, je suis couché dans mon lit», plaide Michel Dorion pour me convaincre qu'il mène une vie normale. Normale? J'en doute. Se travestir chaque soir en fausse femme clownesque et sublimée, c'est un choix pour le moins radical qui témoigne d'un désir, conscient ou non, de sortir de l'enfermement sexué et de brouiller les genres. C'est un choix qui ne s'inscrit pas vraiment dans la norme, bien que les drags soient devenues à la fois une mode et une business.

«Il y a 25 ans, affirme Dorion, annoncer à tes parents que t'étais gai, ce n'était pas facile, mais leur annoncer que tu voulais être drag-queen l'était encore moins. J'ai la chance d'avoir des parents très tolérants. Ma mère m'a aidé à assembler mes premiers looks. Et mon père est mon plus grand fan. Il vient souvent me voir au bar. Il collectionne toutes les photos et les articles sur moi.»

Coup de foudre à 18 ans

Tout a commencé pour Michel Dorion le soir de ses 18 ans. Ce soir-là, ses amis de Sainte-Thérèse l'ont invité à une virée dans le Village, où il n'avait jamais mis les pieds. Michel Dorion y a vu son premier show de travestis. Ç'a été le coup de foudre. Un mois plus tard, il participait à un concours de drags dans un bar et remportait le premier prix. Dorion a aussitôt abandonné l'école et son projet d'étudier à l'Institut d'hôtellerie pour se consacrer au métier de personnificateur, un métier qui, selon lui, réunit la danse, le chant, le maquillage, la coiffure et la couture, puisque les drags confectionnent elles-mêmes la plupart de leurs tenues.

«J'aime ce métier d'abord parce que c'est un métier de scène. Je l'aime pour l'extravagance, la théâtralité et parce que j'éprouve un réel plaisir à recopier le look d'une star et à faire en sorte que les gens ne voient pas la différence. Ce que j'aime aussi, c'est le regard émerveillé des gens face à une transformation. S'ils viennent nous voir, c'est d'abord pour la transformation. Quand elle est réussie, on le sent dans leur réaction. C'est gratifiant!»

Pour ses 25 ans de carrière, Michel Dorion s'est payé la Cinquième Salle de la PDA, une première fois l'an passé et à nouveau cet été. Devant deux salles combles de 400 places, il a présenté son classique Dorion chante Dion en compagnie d'une dizaine de danseurs. «Ce fut un grand moment pour moi, dit-il humblement, voir tous ces gens qui ont payé 30$ pour quelqu'un qui fait du lipsync, ça m'a touché. Je me dis que s'ils étaient là, ça doit être parce que je fais quelque chose de bien!»

Ces moments de grâce lui ont fait oublier les moments moins roses de sa carrière où la scène était bancale, les loges, déglinguées et les clients, saouls et méprisants. Or Michel Dorion n'est pas homme à s'épancher sur ses malheurs ni à mariner dans le regret.

Vieillir dans le métier ne l'angoisse pas outre mesure. Il se dit que Guilda a fait de la scène jusqu'à 80 ans. Pourquoi pas lui?

Nous terminons l'entrevue dans sa loge qui croule sous les paillettes, le tulle, les perruques, les postiches et des dizaines de talons aussi hauts que des pattes de chaise et aussi pointus que des dards. Au-dessus de son miroir, je remarque quelques photos de Céline, mais aucune de Céline et lui en vrai. Il concède qu'une photo avec Céline est un de ses plus grands rêves. Il ne désespère pas de le réaliser un jour.

En attendant, chaque soir, Michel Dorion goûte au bonheur de se transformer et d'être un peu Céline Dion. Et même si c'est un bonheur furtif et illusoire, ça le comble à tout coup.

Les cinq muses de Michel Dorin

Céline Dion

Pour sa carrière, son parcours et parce qu'elle est son idole d'enfance.

Madonna

Pour son ouverture d'esprit, son habileté à se réinventer et parce qu'elle a été une pionnière et une précurseure.

Lady Gaga

Pour sa folie et son immense créativité.

Shirley Bassey

Pour le glamour des années 50 qu'elle incarne, et parce qu'à 71 ans, elle demeure une vraie diva avec une voix d'or.

Patricia Kaas

Pour sa voix, ses choix et sa profonde originalité.