La soirée était particulièrement mondaine, samedi soir, au festival d'opéra d'Aix-en-Provence, lui-même l'un des plus prestigieux du monde. Mais qu'importe. Lorsque les dernières notes du Rossignol, court opéra en trois actes de Stravinsky, se sont égrenées sur la scène du Grand Théâtre de Provence, les quelque 1300 spectateurs ont éclaté dans des applaudissements qui ont duré une bonne dizaine de minutes avant de se terminer sur une longue ovation debout. Un débordement dont le festival d'Aix - très bon chic bon genre - n'est pas coutumier.

La raison de cet enthousiasme: la première représentation européenne de ce Rossignol et autres fables, oeuvres diverses d'Igor Stravinsky mises en scène par Robert Lepage - qui, à son habitude, en avait fait une première version à l'opéra de Toronto en octobre 2009 avant «de pousser le concept plus loin». Un spectacle de deux heures à peine, entrecoupé d'un entracte, et dans lequel Robert Lepage, au sommet de son art, a déployé des trésors d'imagination et de finesse.

 

Pour le ravissement sans partage de quelques grands de ce monde: la ministre française de l'Économie, le secrétaire général du Quai d'Orsay, une brochette d'ambassadeurs étrangers et de grands patrons français, venus comme chaque année à une sorte de «petit Davos» à la française qui se tient pendant le premier week-end de juillet à Aix en Provence. Ajoutons à cela le public habituel des grandes premières: mordus d'opéra fortunés, notables de la ville d'Aix, critiques et professionnels de l'art lyrique. Tel mon voisin de gauche, chroniqueur à la radio, et qui s'époumonait à crier bravo, ou ce directeur de l'opéra d'Amsterdam, venu voir cette production qu'il a mise à son programme pour 2011.

Pour un public de tous âges

Ravissement. C'est le terme qui revenait le plus souvent dans les conversations pendant l'entracte et après le spectacle: «On a invité des écoliers pour la générale, disait un familier des lieux, et ils ont adoré!»

La conception de la première partie du spectacle - parfaitement fidèle à l'esprit ironique et léger du Stravinsky de cette époque - avait en effet de quoi réjouir les enfants de 7 à 77 ans. La musique était virevoltante, brillamment servie par l'orchestre de l'Opéra de Lyon et son chef Kazushi Ono. À ce chapitre, Lepage déclare reprendre à son compte l'aphorisme de Stravinsky, à savoir que «la musique n'exprime rien d'autre qu'elle-même», c'est-à-dire la virtuosité et le plaisir. Les sujets abordés par cette succession de courtes pièces étaient eux-mêmes d'une légèreté enfantine: Renard, Berceuses du chat, Quatre chants paysans russes, etc.

Dans cette première partie, on remarque sans plus que les musiciens ont été installés sur scène, et que la fosse d'orchestre a été remplie de 70 000 litres d'eau et transformée en véritable piscine. Inversant le schéma traditionnel, Lepage installe donc les chanteurs au premier plan, devant l'orchestre.

Mais le principal du spectacle se situe à l'arrière-plan, sur un écran où l'action se déroule en ombres chinoises, exécutées avec virtuosité par cinq acrobates visibles de la salle et qui prêtent leur corps et leurs mains pour faire apparaître des chats, des coqs, des renards, des boucs. Un mélange parfait de drôlerie et de poésie. Et des virtuoses qui ont suscité une première petite ovation.

Le rossignol proprement dit (mai 1914) est, comme le rappelle Robert Lepage, une «chinoiserie» voulue par Hans Christian Andersen qui, le premier, a inventé l'histoire de cet amour fou d'un empereur pour un oiseau sublime qui doit le préserver de la mort. À une époque où la Chine encore secrète fascinait les Occidentaux et suscitait tous les fantasmes.

Transgressant tous les codes, Lepage est allé chercher les «marionnettes d'eau» du Vietnam, des figurines de la taille d'un enfant de 4 ans, manipulées par les chanteurs eux-mêmes, plongés dans l'eau de la piscine presque jusqu'à la taille. Strictement aucun recours à la vidéo et à la technologie, mais une profusion de trouvailles traditionnelles, des marionnettes aux couleurs vives, des costumes éblouissants. Tout se fait à la main, sous les yeux des spectateurs qui voient le voile de la chambre de l'empereur se transformer en un squelette géant, une chanteuse portant la tête de mort.

«Contrairement à la Damnation de Faust, il n'y a dans ce Rossignol aucun recours au high-tech, explique Michel Bernatchez, principal assistant de Lepage. Mais, à force d'additionner une infinité de détails, on est arrivé à une production aussi lourde que le Faust (dont le budget, à l'époque, était considéré comme pharaonique).»

Comme le dit volontiers Lepage, «j'aime m'attaquer à des oeuvres réputées injouables, trouver des solutions à ce qui apparaît de parfaites énigmes». À ce détail près que les solutions de Lepage ne sont pas toujours simples. Ainsi cette utilisation des marionnettes aquatiques: «Comme elles sont petites, il fallait des salles de dimension moyenne, ce qui excluait l'Opéra Bastille ou le Met, nous dit encore Michel Bernatchez. Quant à la piscine, elle ferait s'écrouler le Palais Garnier ou les opéras traditionnels.»

Pour arriver à cette forme suprême de limpidité, Robert Lepage ne fait pas dans le simple. Mais cela fait déjà quatre ans que Bernard Foccroulle, patron du festival d'Aix, lui a passé commande du Rossignol. Cela donnait du temps pour fignoler, à la caserne de Québec, ces petites pièces sans prétention de Stravinsky - et en même temps une certaine monstrueuse Tétralogie de Wagner, dont le premier volet sera présenté en octobre prochain au Met de New York.

 

Photo fournie par la production

Une véritable piscine remplie de 70 000 litres d'eau a été installée sur la scène du Grand Théâtre de Provence pour la représentation du Rossignol.