Quand Robert Lepage a accepté de créer , le Cirque du Soleil lui a fait construire un théâtre sur mesure à Las Vegas. Cinq ans plus tard, le célèbre metteur en scène monte, pour le même Cirque, Totem, un spectacle sous chapiteau qui lui impose de multiples contraintes. Et il est le premier à s'en réjouir!

Neilson Vignola, le directeur de création de Totem, est un complice de longue date de Robert Lepage qu'il connaît depuis 1975. Tant et si bien que l'employeur de Vignola, le Cirque du Soleil, accepte de le libérer chaque fois que Lepage monte un opéra. Depuis le temps, Vignola a fait sien le mantra de son ami Lepage: «Faisons de nos problèmes, nos amis.»

Dans un spectacle de chapiteau, les contraintes sont nombreuses: il n'y a pas de coulisses ni d'espace de travail sous la scène, on ne peut presque rien accrocher au toit et la structure instable bouge au gré du vent et des mouvements des acrobates. Voilà justement le défi que s'est lancé Lepage, estime Vignola: après avoir créé le plus gros spectacle de l'histoire du Cirque, il voulait renouer avec la simplicité, qu'il ne faut surtout pas confondre avec la facilité.

«Je travaille mieux dans les contraintes, acquiesce Lepage qui enchaîne les interviews dans la tente-cafétéria du Cirque, sur les quais du Vieux-Port. Un des grands vertiges de , c'est qu'on me disait toujours oui: "Qu'est ce que tu veux faire? O.K. on le fait! " Quand je suis laissé à moi-même, je sens qu'il me manque des bouées de sauvetage: c'est trop libre, trop facile. J'aime les obstacles, les détours; c'est ce qui te fait trouver des solutions. Je donne toujours l'exemple de Hamlet, la pièce de tous les grands soliloques. Probablement que Shakespeare a dit au gars qui jouait Hamlet: "J'ai un gros changement de décor, va en avant et dis quelque chose du genre 'être ou ne pas être', pose-toi une question." Les plus grands moments de théâtre sont souvent causés par des contraintes pratiques, techniques ou économiques. Ce show-là, finalement, est plus proche de moi que

La réalité du cirque

Totem est un spectacle sur l'évolution, de l'amibe à l'homme moderne ou plutôt, comme le dit Lepage, sur la mémoire que notre corps a de cette évolution. Avec ses artistes qui rampent, se contorsionnent et s'envolent, le cirque est le véhicule idéal pour illustrer cette thématique qui puise aussi dans les grands mythes fondateurs universels. D'où l'image de la tortue, très présente dans la scénographie de Totem, et qui, dans plusieurs cultures, est liée à l'origine du monde.

La principale contrainte de Lepage était d'intégrer dans cette thématique des numéros de cirque ayant déjà leur existence propre. «Quand t'as décidé de l'ordre des numéros pour raconter ton histoire, tu te rends compte que le numéro aérien commencerait bien le spectacle, mais dans ton histoire, il vient à la fin, explique-t-il. Comment tu fais? Il faut toujours que tu réconcilies ton projet de départ avec la réalité du cirque. C'est ça que je trouve stimulant, mais c'est difficile.»

Il ajoute: «On fait souvent l'erreur de penser que ce sont les clowns, les personnages secondaires qui vont venir raconter l'histoire et qu'après, on aura un numéro acrobatique. Oui, il y a des clowns, mais ce ne sont pas tellement eux qui racontent l'histoire comme les numéros de cirque. Quand tu veux dire que la vie commence dans l'eau, dans un marécage, et qu'après on devient des amphibiens et on vit sur les plages, pas besoin de montrer des lézards qui sortent de l'eau. Tu fais un numéro de plage avec des beach boys et des beach girls parce qu'on a ça en nous de vouloir retourner à la mer autant qu'on a envie de voler. Le numéro va tout dire.»

Il y a dans Totem des thèmes récurrents dans l'oeuvre de Lepage: la conquête de l'espace, le questionnement sur la vie ailleurs... Mais il en est un qui, constate-t-il, s'est imposé de lui-même: l'écologie. «Quand tu quittes un lieu pour aller t'installer ailleurs, tu déménages tes affaires, tu gères les toilettes, tu prends l'eau de la place où tu vas jouer, qu'est-ce que tu fais avec les déchets? Ça devient une idée très importante dans la vie de la tournée du cirque, tu ne peux pas en faire abstraction. Cette conscience-là s'est retrouvée dans mon show.»

Lepage se sent chez lui au Cirque du Soleil dont la façon de travailler est proche de celle de sa compagnie Ex Machina. «Cet esprit de travail collectif, cette recherche en collectif, cette écriture en collectif, c'est très québécois, affirme-t-il. Il n'y a pas vraiment de hiérarchie au Québec, on est très syndicalisés, tout le monde est pareil, tout le monde est égal. On est restés très près de l'idée de la commune des années 60. C'est une façon de faire qui vient de notre coin du monde. Si on a contribué quelque chose, c'est peut-être ça.»

Totem, du Cirque du Soleil, sur les quais du Vieux-Port, du 22 avril au 27 juin.