Bill Cosby s'arrêtera à la Place des Arts samedi prochain. Le géant de l'humour américain nous a accordé la semaine dernière une généreuse entrevue de près d'une heure. Une rare occasion de discuter avec lui de l'influence du jazz, de la lutte des prisonniers sud-africains et surtout... du triste destin des croissants.

«Bon-jour mô-si-eur!». À l'autre bout du fil, la voix grave et humide de Bill Cosby résonne dans un français lourdaud.

Parle-t-il français? Pas vraiment. La réponse à notre question s'étirera sur 21 minutes. Bill Cosby joue à Marcel Proust. Le mot «français» déclenche chez lui une cascade de souvenirs qui commence par un voyage familial, quelque part sur la Côte d'Azur dans les années 60. Chaque mot ou presque est entrecoupé de longues pauses et de silences qu'on n'osera pas briser avec nos questions. Parce qu'on n'interrompt pas un géant comme Bill Cosby. On l'écoute.

Il raconte donc méticuleusement chaque détail. Sa marche sur la plage méditerranéenne à 4h du matin, le boulanger avec qui il parle la langue de Marcel Marceau, le tissu moelleux de sa robe de chambre jaune, les conseils de son acupuncteur chinois, le reflet des lampadaires au crépuscule, l'anse géante des tasses en porcelaine rayées vert et blanc et, surtout, les croissants gonflés par une quantité incroyable de beurre. Le récit débouche sur un constat, celui du triste destin des croissants, condamnés à vieillir trop vite et à perdre leur saveur au zénith du jour. Vingt et une minutes.

M. Cosby semble vouloir nous prouver quelque chose sur l'art de raconter une histoire. Il est l'antithèse de la formule «une ligne, un punch». Parlons plutôt d'improvisation contrôlée. Au départ, il y a un thème. Puis il ouvre des portes, sans trop savoir où elles mèneront. Un peu comme un jazzman, lui fait-on remarquer. Il acquiesce.

«Oui, c'est une influence importante. Je change le rythme, j'allonge ou j'écourte des passages et j'improvise sur une idée. Pour mon spectacle de Montréal, ne me demandez donc pas précisément de quoi je parlerai. Je l'ignore.»

En octobre prochain, Bill Cosby recevra le Mark Twain Prize for American Humor. L'homme de 72 ans se tient loin de l'ironie mordante et lapidaire de Twain. Mais il se dit influencé par un de ses essais, How to Tell a Story. «Il y expose la différence entre les auteurs français, anglais et américains. J'ai compris que je correspondais à la façon américaine. Je me promène sans trop de restriction à travers le temps et les personnages.»

Moral et à contre-courant

Cosby navigue à contre-courant de son époque. La nouvelle génération tend à proposer un humour désinhibé et grinçant, qui déconstruit nos conventions et codes moraux. Lui fait le contraire. Il essaie de construire une certaine vision morale avec ses spectacles, émissions télé et encore plus avec ses livres, du classique Fatherhood jusqu'au récent Come On People! - On the Path From Victims to Victors.

Tout a commencé dans les années 60 avec I Spy (télésérie dans laquelle il incarne le premier personnage principal noir de l'histoire), puis avec The Bill Cosby Show.

On lui a déjà reproché d'éviter de prendre position sur la question raciale. Ce serait mal le comprendre. Au lieu de dénoncer ouvertement les préjugés, Cosby essaie de les détruire. Il montre une famille noire instruite et de classe moyenne comme s'il s'agissait d'une chose assez naturelle pour ne pas devoir être soulignée à grands traits.

Aujourd'hui encore, le docteur en éducation multiplie les interventions. Une de ses plus remarquées: en 2004, pour commémorer les 50 ans de l'historique jugement Brown vs. Board of Éducation. Trop d'athlètes et de rappeurs offrent un modèle vicié, déplorait-il alors. Au lieu de la «victimisation», il prônait la responsabilisation par l'éducation et le bon modèle parental. Si un policier tire sur un Noir qui a volé un gâteau, le premier réflexe ne devrait pas être de crier au racisme. Ce devrait être de se demander pourquoi le Noir a volé.

Pense-t-il toujours la même chose? «Oui, dit-il, en reprenant les grandes lignes du discours. Des titulaires de doctorat m'accusaient à l'époque de m'acharner sur nos gens. Ça ne me dérange pas. Ce que je voulais, c'était leur montrer le pont. Une belle phrase de Gloria Steinhem résume tout cela. Elle disait: «The truth should set you free, but first it might piss you off.» «

Le «grand-papa de l'Amérique» se désole aussi des ravages de la violence, qu'il ne connaît que trop bien. En 1997, son fils Ennis a été tué par balle pendant qu'il colmatait une crevaison sur le bord d'une autoroute de Los Angeles.

«C'est désolant de voir des gens tomber aussi bas. Cela détruit la capacité du groupe de se battre. Il faut revenir au premier stade de la lutte: l'éducation», martèle celui qui a déjà donné 20 millions US au Spelman College, un établissement surtout fréquenté par des Noirs à Atlanta.

«En Afrique du Sud, les prisonniers demandaient aux plus instruits de leur enseigner à lire et à compter. Tout ça à l'insu des gardiens, qui s'y opposaient. Car ils connaissaient l'importance de savoir.»

Ces sujets, Cosby prévoit toutefois ne pas les aborder samedi soir à Montréal. «Les discussions à saveur sociale et l'humour, ce sont deux choses différentes. Pour que je vous fasse rire, il faut payer!» blague-t-il.

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BILL COSBY, samedi soir à 18 h puis à 21 h à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts.