Ah! Les fameuses nuits de Montréal dans les années 50, la grande décennie des cabarets... Mais pour les comiques, cette période en est une de méchante «run de lait», comme on disait autrefois. «Il y avait tellement de cabarets partout dans la province qu'on aurait pu faire une tournée d'un an sans jamais se produire à la même place», se souvient le pionnier du burlesque Gilles Latulippe, qui a travaillé avec des mythes comme La Poune et Olivier Guimond.

La formule n'était pas toujours valorisante pour les comiques «sérieux» (si on peut dire!) forcés de divertir un public difficile, souvent complètement ivre, entre un striptease ou une pièce musicale. «C'était les pires années, j'ai détesté ça au plus haut point, raconte Dominique Michel, qui a bien connu cette faune en compagnie de sa collègue Denise Filiatrault. Les stand-up américains n'aimaient pas venir ici parce que les gens buvaient, ils ne nous écoutaient pas!»

Même souvenir pour Gilles Latulippe:«Quand j'ai commencé à travailler, le dernier show au Café de L'Est, il commençait à 2 h du matin. Et bien souvent, les gens dormaient sur la table, ils étaient paquetés. C'est pour ça qu'on devait faire des blagues en dessous de la ceinture, il fallait bien les réveiller! C'était une question de vie ou de mort!»

«You're fighting for your life! renchérit Dominique Michel. Nous étions plus présentés comme des hors-d'oeuvres.»

Raciste et sexiste

Sans encadrement, lancés dans l'arène face à un auditoire à l'écoute distraite, le contexte des cabarets explique forcément un certain nivellement vers le bas dans le domaine de l'humour de cette époque délurée. Chez certains, les blagues racistes, sexistes, homophobes, scatologiques étaient monnaie courante (et faisaient beaucoup rire le public).

Avec des sketches ou chansons intitulés «Les n'Hom aux n'Hom» (Georges Lachance), «Urina» (Nono Deslauriers) ou «Souvenirs pornos» (Roméo Pérusse), les vieux vinyles - et ils sont très nombreux - témoignent d' un autre monde. Un monde où la censure et les mentalités n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui.

Qu'est-ce qui faisait rire les gens dans le temps? D'après Gilles Latulippe, ce sont les mêmes thèmes qu'aujourd'hui: «On aimait rire de l'autorité, de la police, des politiciens, de la belle-mère, des problèmes d'automobiles, du mariage... Par contre, la religion et le sexe, c'était tabou. Sauf dans les cabarets, où l'on s'attendait à cela.»

«Dans les cabarets, on se défoulait, mais c'était quand même surveillé. Il ne faut pas oublier que c'est Duplessis qui distribuait les permis d'alcool!» nuance l'historien Robert Aird, auteur de l'essai L'histoire de l'humour au Québec.

Si l'on s'offusque aujourd'hui de certaines blagues, Aird rappelle que les humoristes sont le reflet de leur société et qu'il ne faut pas tirer sur le messager. Dans les années 50-60, les Italiens étaient la cible d'une foule de blagues douteuses. «Il y a eu une immigration massive après la Deuxième Guerre, et les Italiens refusaient de parler français. C'est pourquoi on leur tapait dessus.»

L'évolution des moeurs permet aujourd'hui de faire des blagues extrêmement crues sur le sexe, ce qui n'était pas le cas autrefois, où l'on pratiquait surtout le double-sens. «Il y a tout un écart. Maxim Martin ou Mike Ward aujourd'hui, c'est quasiment de la porno. Dans les années 50, on ne pouvait même pas dire le mot divorce à la radio!» souligne Robert Aird.

Les humoristes sont aujourd'hui beaucoup plus ouverts sur l'intime et la vie privée, mais doivent conjuguer avec la rectitude politique, qui n'existait pas dans les années 50. Les réactions négatives au dernier Bye Bye en sont un bon exemple, dit-il. «On a tous compris qu'ils disaient des blagues racistes pour dénoncer le racisme. Mais juste le fait de les dire, à la télé, on a bien vu que ça ne passait pas.»

Quand l'Archevêché s'en mêle

L'un des plus vieux souvenirs de Gilles Latulippe dans le domaine du rire, et ce qui lui a donné envie de faire un métier qu'il pratique toujours à 72 ans, est l'émission de radio Le ralliement du rire à CKAC, au milieu des années 40. Quatre experts recevaient les histoires du public, qu'ils lisaient avant de demander aux gens de voter pour la meilleure. «Il y avait beaucoup de censure et Marcel Gamache (l'un des quatre experts) m'a raconté que chaque fois qu'il recevait une blague à double sens, il appelait l'Archevêché pour vérifier...»

Après Deschamps, le déluge

Il ne venait pas à l'idée des artistes comiques de produire un spectacle où l'humoriste tiendrait la vedette, seul, sur scène, avec son micro. La définition même du stand-up. Tout allait changer avec Yvon Deschamps et Clémence DesRochers. Dominique Michel a eu une révélation en voyant L'Ostidshow, qui l'a menée à monter son propre spectacle, Showtime Dominique Showtime, en 1978. «Deschamps faisait son numéro du «bon boss» et je trouvais ça tellement bon! C'est lui, et Clémence DesRochers, qui m'ont inspirée. J'étais habituée à travailler en tandem, on était toujours deux, ou trois, jamais tout seul.»

Après avoir quitté le théâtre pour les cabarets, l'humoriste retournait au théâtre, devant un public venu expressément pour le voir. L'humoriste moderne était né. Se tenait-il enfin debout comme ce peuple en plein éveil national?

Il allait connaître la consécration et l'élévation sociale avec la création du Festival Juste pour rire de Gilbert Rozon. «Ç'a a été le plus beau cadeau de la profession, lance Dominique Michel. On se demandait tous pourquoi on n'avait pas eu l'idée avant. On a découvert tellement de beaux talents. Dans mon temps, on n'avait pas les outils, ni les endroits pour se produire. On se serait peut-être plus perfectionnés.»

Loin du discours nostalgique du «c'était mieux dans le temps», cette pionnière qui a tout vu n'a que de bons mots pour la relève. Dans mon temps, les gars de clubs étaient pas mal plus décontractés. Et je dois aussi dire que le public aussi s'est amélioré, parce que celui de Juste pour rire est très bon, toujours de connivence.»