Le 2 septembre dernier, Édouard Lock a annoncé la fermeture de sa compagnie de danse, LA LA LA Human Steps. Une importante dette occasionnée par sa dernière tournée et la baisse des subventions gouvernementales l'auraient poussé vers la sortie. Alors que le milieu culturel déplore cette perte, certains acteurs en attribuent la responsabilité au chorégraphe lui-même et à son modèle d'affaires. Cette fermeture était-elle évitable?

Depuis sa création en 1980, LA LA LA Human Steps jouissait d'une réputation internationale enviable. À l'étranger, ses danseurs étaient invités dans les salles les plus prestigieuses, du Théâtre de la Ville à Paris au Théâtre Bolchoï à Moscou. Or, la compagnie du chorégraphe montréalais Édouard Lock était aussi connue pour un aspect moins reluisant: ses déficits.

En septembre dernier, après 35 ans d'activité, le couperet est tombé. Lock affirme qu'une «tempête parfaite» l'a mené à fermer boutique.

Lors de sa dernière tournée, New Work, ses coûts de création ont augmenté, sa série de spectacles a été plombée financièrement par la chute de la valeur de l'euro (la monnaie de ses coproducteurs), des danseurs se sont blessés et ses subventions gouvernementales ont baissé. Le chorégraphe affirme même avoir hypothéqué sa maison pour gérer une dette totalisant plus de 1 million de dollars.

Cette façon d'expliquer la fermeture de la mythique compagnie de danse en a surpris certains. De nombreuses sources qui ont travaillé avec Édouard Lock affirment en effet que la chaîne de création et de production tout entière créait des déficits structurels depuis de nombreuses années.

«Les déficits étaient récurrents en raison du modèle d'affaires. Édouard n'était pas une machine à production: il produisait un spectacle tous les trois ou quatre ans. Ça obligeait la compagnie à vivre sur les mêmes fonds pendant une longue période. Si les deux années de tournée n'avaient pas permis de couvrir tous les frais, on traînait une dette», explique Louis Lehoux, directeur administratif de LA LA LA Human Steps à la fin des années 90 et au début des années 2000.

En résumé, selon de nombreuses sources, le temps de création était long et coûteux; l'éclairage, les équipements technologiques et le décor coûtait cher à bâtir, à louer et à déplacer en tournée, alors que les danseurs disposaient des meilleures conditions de travail de l'industrie (62 000$ par année, comparativement à 55 000$ au sommet de l'échelle aux Grands Ballets canadiens de Montréal, la compagnie de danse qui reçoit le plus de subventions au Québec).

«Il manquait toujours un demi-million»

LA LA LA Human Steps évoluait dans les ligues majeures. Son prestige lui a longtemps valu de généreuses subventions. Bon an, mal an, avant son dernier cycle de création, la compagnie d'Édouard Lock recevait au total plus de 1 million de dollars en subventions des trois conseils des arts (Québec, Ottawa et Montréal). De plus, contrairement à d'autres compagnies de danse, le chorégraphe allait chercher d'importantes sommes de coproducteurs étrangers.

Une question titille le milieu des arts: comment se fait-il qu'avec tous ces fonds, la compagnie n'a pas été en mesure de mieux gérer ses finances?

De nombreuses sources nous confient qu'un aspect qui coûtait très cher à la compagnie était son faible taux de rétention du personnel administratif. Pendant ses 15 dernières années d'activité, une dizaine de directeurs généraux se sont succédé à la tête de LA LA LA Human Steps. Ses déboires financiers ne seraient pas étrangers à cet important roulement.

«On arrivait en poste alors que le budget était extrêmement déficitaire. Notre mandat était de le résorber. Mais après avoir installé un modèle de gestion équilibré, on s'apercevait qu'il y avait une attitude d'«il ne faut pas que tu restreignes mes dépenses de création» de la part du chorégraphe. C'est là que ça ne marchait pas. Quand la création coûte plus cher que le budget, on est sur la voie d'un autre déficit. En général, les gestionnaires partaient à ce moment-là», nous a expliqué une personne qui a travaillé quelques années auprès d'Édouard Lock.

Dépenses «injustifiées»

François Colbert, qui a siégé à titre de trésorier au conseil d'administration de LA LA LA Human Steps peu avant 2005, montre carrément Édouard Lock du doigt. «Ça coûtait cher parce que monsieur gaspillait», dit celui qui est aujourd'hui titulaire de la chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux et professeur à HEC Montréal.

En entrevue avec La Presse, M. Colbert affirme avoir déjà signé des chèques totalisant plusieurs milliers de dollars en remboursement de dépenses «totalement injustifiées» pour Édouard Lock: restaurants, hôtels, taxis, etc. Tout cela, alors que la compagnie se relevait d'une dette s'élevant à des centaines de milliers de dollars, a-t-il dit.

Au sujet de possibles dépenses extravagantes, le chorégraphe est catégorique. «Non. Quand je voyage, je paie mes affaires moi-même, à moins que ce soit pour quelque chose qui a trait à la compagnie», a-t-il répondu.

En 2005, peu avant le 25e anniversaire de la compagnie - épisode au cours duquel tous les employés administratifs de LA LA LA Human Steps ont été congédiés sans explication -, François Colbert aurait refusé d'obtempérer à la demande d'Édouard Lock de cacher ses droits d'auteur des rapports financiers remis aux conseils des arts.

«On m'a dit: "Édouard prend 1500$ par représentation en droits d'auteur», alors qu'il touchait un salaire d'environ 100 000$. On prévoyait faire 70 représentations, vous imaginez? «Bon, je veux bien, ai-je dit, mais pourquoi ça n'apparaît pas dans le rapport?» «Il veut qu'on le cache dans les frais de la tournée, il ne veut pas que les conseils des arts le voient, parce que ça lui ferait un salaire supérieur à 200 000$, alors qu'on traîne déjà une dette de 500 000$.» Là, j'ai dit non», a affirmé le professeur à HEC Montréal, qui a démissionné sur-le-champ.

Questionné par La Presse pour savoir s'il avait déjà demandé à la direction ou au conseil d'administration de LA LA LA Human Steps de cacher ses droits d'auteur des rapports financiers, Édouard Lock a répondu: «Bonne question, je ne me rappelle pas [...], mais je ne pense pas.»

Financement public obtenu de 2006 à 2014

Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ)

2006: 711 470$

2007: 964 495$

2008: 797 131$

2009: 673 631$

2010: 906 131$

2011: 576 131$

2012: 565 000$

2013: 599 500$

2014: 295 000$

Conseil des arts du Canada

2006: 346 050$

2007: 365 000$

2008: 340 000$

2009: 343 800$

2010: 377 500$

2011: 491 000$

2012: 126 000$

2013: 60 000$

2014: sans objet

Conseil des arts de Montréal

2006: 75 000$

2007: 75 000$

2008: 75 000$

2009: 87 000$

2010: 75 000$

2011: 75 000$

2012: 75 000$

2013: 75 000$

2014: 75 000$