L'artiste croate Matija Ferlin offre au FTA un diptyque dont le cycle s'enclenchait ce soir avec Sad Sam Lucky, présenté en première nord-américaine, et qui se continuera avec Sad Sam Almost 6 ce dimanche. Une performance à l'arraché, dans une conversation d'outre-tombe explosive et décalée avec le poète slovène Srecko Kosovel.

Sur la scène, un plancher blanc, noir de traînées de poussière qui se soulèvent à chaque mouvement, est entouré de rideaux refermant l'espace comme une boîte noire - une chambre, un lieu hors du temps, un purgatoire? Une odeur d'encens flotte dans l'air, une table traîne dans un coin et, posés par terre, quelques livres et des pages blanches aux écritures indéchiffrables, qui seront brochées tour à tour sur la surface de la table. 

Debout se tient Matija Ferlin, les mains noircies, le regard fébrile et électrique, scrutant l'espace devant lui, les lèvres remuant. Intense et chargé, tout comme la performance étonnante et parfois déroutante qu'il livre dans Sad Sam Lucky. Cette oeuvre s'inscrit dans une « série » comprenant trois solos, dont les titres débutent tous par « Sad Sam » - qui signifie en croate « maintenant, je suis », mais aussi « maintenant, solitaire ».

« Beaucoup de travail m'attend, n'est-ce pas réjouissant ? » C'est sur cette phrase (dite en anglais, mais traduite simultanément sur écran) que s'entame chaque tableau de cette performance faite de vers narrés, mots scandés, d'anecdotes racontées et d'une physicalité naviguant entre la retenue et l'explosion, entre la légèreté du geste et le fracas du corps lancé au sol. De structure cyclique, elle ramène inlassablement devant le même point de départ : cette phrase, tirée d'un poème de Kosovel, cristallisant à elle seule le vertige désemparé et solitaire de l'artiste devant la création - ou de l'humain devant sa vie.

Car Sad Sam Lucky s'inspire du poète Srecko Kosovel, un avant-gardiste formaliste surnommé le « Rimbaut slovène », mort très jeune à l'âge de 22 ans, en 1926. Comme son prénom signifie « lucky », la pièce peut littéralement se traduire par « maintenant je suis Srecko ».

Univers contrastés

Ni tout à fait alter ego ni double contemporain, Ferlin s'applique plutôt à faire résonner par ses réponses physiques et verbales des fragments de l'oeuvre du poète, en composant un dialogue entre deux univers différents, voire totalement en décalage, qui finissent toutefois par se faire écho.

Isolant des fragments tirés de poèmes de Kosovel, amalgames d'images fortes où la nature est prépondérante, d'hésitations, d'identité trouble, de désolation devant une Europe à la dérive, Ferlin fait résonner ces mots d'abord avec retenue, le corps immobile, concentrant toute l'intensité du propos dans sa voix.

Puis, le mouvement s'amorce dans ses mains noircies d'abord légères, fébriles, hésitantes, pour s'étendre au reste du corps, qui s'anime peu à peu, jusqu'à l'explosion du corps se jetant brusquement au sol, sans ménagement ni protection.

En réponse à cet univers, Ferlin superpose à mi-parcours une seconde voix, la sienne. Cassure de ton. Il revisite des pans de sa vie, raconte des anecdotes qui font rigoler le public, le tout entrecoupé de cris rageurs et bestiaux.

Mais en filigrane se profile la même tragédie, celle d'une recherche de sens et de l'emprise du vide, de la solitude de l'individu en quête de son identité. Un écho au jeune poète qui culminera dans la fulgurance du dernier tableau dansé, dans un duo fracassé avec comme partenaire la table en bois, tel un corps désincarné.

Ferlin est un performeur hors pair, à la présence physique indéniable et puissante, même si Sad Sam Lucky s'avère parfois déroutant. On ne peut qu'être curieux devant Sad Sam Almost 6, qui s'intéresse pour sa part à l'enfance.

***

Sad Sam Lucky, samedi 24 mai à 16h, au Studio Hydro-Québec du Monument-National

Sad Sam Almost 6, les 25 et 26 mai à 19h, au Studio Hydro-Québec du Monument-National