Le chorégraphe Peter Quanz, qui signe le ballet Rodin/Claudel pour les Grands Ballets canadiens, est un cas. Né parmi les mennonites de Baden, en Ontario, interdit de danser sous peine de brûler en enfer, révélé grâce à son travail avec le Ballet Kirov, il est, à 32 ans, une étoile montante et singulière du monde du ballet.

Tous les articles qui composent l'épais dossier de presse de Peter Quanz commencent par la même phrase: à 9 ans, il savait qu'il serait chorégraphe. L'ennui, c'est que dans la phrase suivante, personne n'explique pourquoi un mennonite de 9 ans, élevé dans le sud de l'Ontario, s'est levé un beau matin et a décidé d'être chorégraphe au sein d'une communauté où la danse est un sacrilège sinon un billet direct pour l'enfer. Et que dire des parents d'un tel énergumène, pris pour le convaincre d'abandonner une vie dans le péché ou obligés de se résigner à ce qu'il soit condamné au bûcher de l'excommunication.

Dernière question: à 9 ans, on peut décider de bien des choses, mais comment fait-on pour s'y tenir et pour réaliser concrètement ce qu'enfant, on avait fantasmé, innocemment et sans en mesurer toutes les conséquences?

En attendant d'obtenir des réponses, j'observe Peter Quanz debout au milieu du foyer de la Place des Arts où il donne un atelier de danse et de sculpture dans le cadre des Journées de la culture. Pas très grand, un gabarit frêle de chat, le crâne nu et lisse comme une boule de billard, entièrement vêtu de noir sauf pour des chaussures de sport gold, Peter Quanz offre à ceux qui le voient pour la première fois une image saisissante, à mi-chemin entre l'extraterrestre, le moine bouddhiste et le chanteur électro-pop Moby.

«Je concède que je suis une créature un brin étrange», me confie-t-il plus tard dans le bistro aux vitres battues par la pluie où nous avons trouvé refuge. Étrange en effet au sens d'atypique, d'insolite, de non conforme.

Mal vue, la danse

Peter Quanz est un poisson né dans le mauvais bocal comme le Billy Elliot de la comédie musicale. C'est d'ailleurs par la comédie musicale que lui est venu son intérêt pour la danse. «Nous habitions à 20 minutes de Stratford et, très jeune, mes parents, qui étaient des mennonites modérés, m'amenaient voir des comédies musicales comme Guys and Dolls. Puis un jour, j'ai vu une chorégraphie de Brian Macdonald dans une comédie musicale montée pour Stratford et ça m'a fasciné au point de me dire que moi aussi, plus tard, je ferais bouger des gens sur scène.»

Même si Baden est peuplé depuis plusieurs générations de mennonites (semblables aux amish), il y avait de l'électricité et des appareils ménagers chez les Quanz et à la maison, la famille parlait anglais. Reste que la danse n'a jamais été bien vue chez les mennonites.

«Il y a une blague qui dit que les mennonites ne peuvent avoir de sexe de peur que ça mène à la danse, raconte-t-il. Disons que les mennonites ont un rapport problématique au corps qu'ils envisagent surtout comme un instrument de sexualisation. C'est pourquoi mes parents m'ont payé des cours de danse, mais en me priant de demeurer discret et de ne pas trop rendre public mon goût pour la chorégraphie.»

Chorégraphe par choix

Inscrit à une école secondaire de Kitchener vouée aux arts, Quanz a fini avec un diplôme de danseur qui lui a valu une place à l'école du Royal Winnipeg Ballet, où il a étudié pendant trois ans. Déjà, à ce moment-là, il savait qu'il ne serait pas danseur longtemps. De trop petite taille pour se joindre au corps de ballet du Royal Winnipeg Ballet, où les danseurs sont plutôt costauds, il a toutefois dansé pendant deux ans avec les Ballets de Stuttgart avant de déclarer forfait.

«Je n'étais pas un mauvais danseur, j'avais une certaine technique, mais j'avais surtout des idées chorégraphiques que je brûlais d'exprimer avant qu'elles ne s'envolent. Je ne suis donc pas un danseur frustré qui s'est rabattu sur la chorégraphie, mais un chorégraphe qui a dansé pour mieux comprendre la danse et les danseurs. De toute façon, pas besoin d'être un bon danseur pour être un bon chorégraphe. Balanchine en est la meilleure preuve.»

La référence à Balanchine n'est pas innocente. À ses débuts, Quanz était un émule enthousiaste qui savait par coeur tous les ballets de Balanchine et pouvait les reproduire au doigt et à l'oeil. Il a, depuis, pris ses distances de son maître même s'il demeure un amoureux du ballet classique. «J'aime le formalisme du classique et l'idée d'un corps de ballet symétrique et harmonieux, mais je prends de plus en plus plaisir à briser cette harmonie et à explorer l'émotion et l'humanité des danseurs. Reste que ce qui m'intéresse, c'est de créer du nouveau, pas de refaire Casse-noisette ou le Lac des cygnes. Pour moi, le ballet n'est pas une pratique muséale avec des pointes et de vieux tutus poussiéreux. C'est quelque chose de tout à fait contemporain.»

Premier ballet intégral

En 2008, Gradimir Pankov, le directeur artistique des Grands Ballets canadiens, a fait appel pour la première fois à Peter Quanz pour une soirée Balanchine. À l'époque, Quanz était le premier chorégraphe canadien invité à créer une oeuvre pour le mythique Ballet Kirov de Saint-Pétersbourg, à la demande du maestro Valery Gergiev. Depuis, Quanz a fait le tour du monde, devenant un des jeunes chorégraphes le plus en vue de la planète ballet. Il connaît bien Montréal et la plupart de ses chorégraphes, comme Dave St-Pierre dont il aime l'exubérance. «J'ai vu Un peu de tendresse, bordel et j'ai été très inspiré par la liberté de Dave St-Pierre, par la spontanéité et le contrôle qui se dégagent de son oeuvre», dit celui qui s'apprête à créer à la Place des Arts son premier ballet intégral.

«L'an passé, j'ai présenté à Gradimir quatre propositions de ballet. Trois sont tombées pour toutes sortes de bonnes raisons. Restait cette histoire d'amour, de passion, de création et de sculpture parfaite pour la danse, une histoire française en plus... Ça m'a rappelé mon premier voyage à Paris à 19 ans quand je suis allé au musée Rodin et que j'ai imaginé des sculptures qui bougeaient.»

Sa Camille

Bien entendu, le chorégraphe a vu le film sur Camille Claudel avec Isabelle Adjani. Sa Camille à lui sera à la fois semblable et différente. «Camille avait un arrangement d'affaires avec Rodin. Elle avait un côté calculateur. C'était une arriviste, mais très talentueuse qui a beaucoup inspiré Rodin. Elle aurait dû pouvoir imposer son style à la fin de leur relation, mais elle n'avait pas d'appuis, pas de reconnaissance, personne pour croire en elle et elle a sombré dans la folie. Mon ballet parle du prix de la création et du fait qu'un artiste finit toujours par payer pour son art.»

Quanz avoue qu'il a un lien tout personnel avec l'histoire de Rodin et de Claudel et que ça n'a rien de chorégraphique. L'aveu vient après que je lui aie demandé s'il avait une vie, vu le nombre effarant de voyages qu'il fait par an et des heures considérables qu'il consacre à ses créations. Quanz s'est empressé de m'assurer que même s'il n'a pas de maison ni de domicile fixe, il a une vie physique sur terre. Il ne fait pas que vivre dans sa tête.

Avant de débarquer à Montréal à la fin de l'été, Quanz montait un ballet en Sibérie avec le Ballet national de Bouriatie. C'est d'ailleurs la même compagnie qui présentera mardi au célèbre Théâtre Bolshoi de Moscou une soirée complète de ses oeuvres chorégraphiques. Quanz ne pourra y être, trop occupé à mettre la touche finale à Rodin/Claudel qui sera créé deux soirs plus tard à la Place des Arts. Il restera à Montréal jusqu'à la fin des représentations de Rodin/Claudel avant de partir pour Hong Kong et de nouvelles aventures chorégraphiques avec la certitude que la danse, c'est le paradis et non l'enfer.

Rodin/Claudel, de Peter Quanz, du 13 au 29 octobre au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts.