Le FTA présentait hier soir Gardenia des flamands Alain Platel, chorégraphe, et Frank Van Laecke, metteur en scène, sur une idée de l'auteure et comédienne transsexuelle Vanessa Van Durme. Et dès que le rideau rouge se lève sur le plancher à très forte inclinaison sur lequel se tiennent neuf personnages en costume d'homme, prenant la pose comme pour une photo, l'intensité de leur présence instantanément se propage dans la salle, d'emblée saisie.

Après avoir chanté Over the rainbow, qui fera aussi la clôture, Vanessa Van Durme annonce qu'il s'agit bien de la dernière représentation de ces artistes, transsexuels et travestis qui depuis plus de quarante ans ont choisi cette vie de paillettes, de strass, de plumes, de perruques, de talons hauts, de sacs portés dans un déhanché plus féminin que nature, presque plus vrai que les stars qui les ont inspirés, de Liza Minelli à Judy Garland, de Dalida à Marlene Dietrich. Pour remercier les neuf personnages vont nous faire leur show, ultime, mais avant, le public est invité à observer debout une minute de silence pour ceux qui sont déjà morts, et que ceux sur scène, mais aussi ceux qui sont assis dans la salle, rejoindront un jour, bientôt, qui le sait... Dès les premières minutes s'établit la connexion qui va durer une heure et demie qui passe comme un souffle.

Car contrairement à la peau, celle des acteurs sur scène, mais aussi la nôtre forcément, l'émotion, le chagrin aussi, échappent à l'âge et le défie. Le chagrin existe incarné ici par un beau et jeune danseur russe d'une vingtaine d'années. Qu'il danse sur Je suis un homo comme ils disent d'Aznavour ou pleure au sol en racontant ses blessures, c'est lui qui porte le poids des épreuves. Lui qui danse aussi avec une actrice, une «vraie femme» celle-là, qui incarne mille facettes du féminin et chante Paloma. Cette partie traîne un peu en longueur et en complaisance, mais il reste présence de ce jeune homme est une trouvaille qui évite le pathétique, permet l'empathie du spectateur en même temps qu'elle met les acteurs en recul par rapport à leur propre histoire passée que l'on devine, inscrite dans les chairs, douloureuse et solitaire, mais aussi effrontée et audacieuse, libre malgré tout et tous.

On reste bouleversé, parce que par-delà l'histoire vraie, authentique et livrée sans compromis ni compromissions, de ces artistes, c'est bien de nos fragilités à tous, nos effritements, nos tentatives communes de trouver toujours, encore une fois, peut-être une dernière fois, un moyen de nous dissimuler l'inévitable, avec abusant de joie et de feinte légèreté. Tous nous cherchons à devenir ce que nous voulons être plutôt que de demeurer ce que nous sommes. Tous nous voudrions rester Forever Young et Aller au paradis aller à Rio, comme disent les chansons, valser sur le Beau Danube bleu aussi. La bande sonore qui offre un mélange improbable mais si réussi est un élément déterminant qui participe de la cohésion de l'ensemble.

Scène centrale du spectacle, celle où, sur le Boléro de Ravel, les acteurs se travestissent, quittent leurs costumes d'hommes pour enfiler des robes extraordinaires et tout ce qui va avec. Progressivement, avec une chorégraphie impeccable et pleine d'humour - et de l'humour il y en a partout, poignant ou teinté de dérision -, ils se transforment, à moins que, au contraire, ils ne deviennent eux-mêmes, Leur seconde peau choisie les magnifie, et au diable le temps, les grincheux et leurs ravages.

Ce spectacle est entier, généreux. Sur un sujet casse-gueule où toute fausse note ferait basculer le tout dans le vaudeville galvaudé, l'exceptionnelle interprétation des artistes, leur complicité palpable autour de Vanessa Van Durme qui en est le noyau, évite, non pas les clichés mais la caricature. En plus, le choix de la salle Ludger-Duvernay du Monument-National est un choix judicieux qui va bien avec l'ambiance générale.

Gardenia, d'Alain Platel et Frank Van Laecke, jusqu'au 4 juin, 20h, au Monument-National. www.fta.qc.ca