Mélanie Demers présente sa nouvelle chorégraphie créée à Paris en mai 2010. Un univers cru et baroque où la fascination naît précisément de ce qui repousse, où les objets sont détournés de leur utilisation habituelle, où les gestes d'approche et les tentations d'accouplement semblent des consolations, sinon des agressions. Où la nudité manque de toute attraction charnelle, où les tutus, les couronnes, les vestes à paillettes plutôt que de créer l'illusion révèlent l'inutilité de l'entreprise.

Tout dans cette pièce présente sans cesse son envers, son ombre, sa gangrène. La pièce expose au spectateur ce dont il voudrait se détourner, le temps d'un spectacle où il pourrait oublier, sublimer le monde. Demers annule toute possibilité de se servir du spectacle pour oublier le réel. Tout au contraire, elle utilise la scène non pas pour séduire, détourner l'attention, mais pour induire, forcer le spectateur à garder les yeux, les sens, grands ouverts. Il n'y a pas à l'éviter: notre monde n'est ni un dépotoir ni un paradis, mais les deux en même temps, toujours. Un monde à deux têtes où pires et meilleurs aspects s'intervertissent, communiquent, découlent l'un de l'autre.

Accessoires détruits

Les cinq interprètes évoluent sur une scène brute quasi nue qui se compose et se décompose, les accessoires utilisés dans les tableaux qui se succèdent étant toujours détruits à l'issue de celles-ci. Les lumières sont crues ou rases, volontairement glauques et inquiétantes, les textes dits au micro agressent même quand ils se veulent caustiques, la musique réduit les corps en spasmes au fil de pulsations telluriques. Les corps justement, jamais debout ou pas longtemps, jamais droits, toujours en torsion, en chute, en cassure, en glissements permanents, se relèvent puis s'affaissent définitivement.

La force de l'interprétation fait tout, surtout dans une pièce aussi risquée, qui, si elle perdait ne serait-ce qu'un instant sa justesse, virerait aussitôt à la parodie outrée. On retient des images mémorables, de vraies trouvailles inspirées. Le duo déchirant entre Brianna Lombardo qui tente de danser tandis que Jacques Poulin-Denis la plombe et barbouille de substance marron visqueuse. La même Lombardo en reine de l'apocalypse qui répète «I don't care» sur tous les tons jusqu'au dégoût, jusqu'au sanglot. Un trio des filles, enlevé, avec toute la puissance et l'exigence de l'écriture gestuelle de Demers. Nicolas Patry qui traverse la scène avec des mouvements d'albatros blessé instable au sol. Jacques Poulin-Denis encore dans un solo à la sauce tomate à la fois hilarant et repoussant.

Monde duel et imparfait

La danse contemporaine est un manifeste politique et social et Mélanie Demers s'inscrit dans ce sillon qu'elle creuse en particulier depuis Les angles morts (2007). Elle se sert de la danse pour incarner sa vision d'un monde duel et imparfait, en même temps qu'elle nourrit sa danse des actions artistiques humanistes et sociales qu'elle mène à travers la planète, en Afrique, au Brésil, en Haïti. C'est sans doute ce qui procure cette force et cette vérité à ses oeuvres. Même si en définitive, et malgré certaines scènes d'anthologie, Junkyard/Paradis ne dit rien d'original et surtout pas d'iconoclaste. Au contraire, la pièce conforte un discours et des images connues. Et rejoint du coup un genre déjà très fréquenté avec un propos abondamment traité en danse. Même si, il est vrai, beaucoup plus en Europe qu'ici.

Junkyard/Paradis, de Mélanie Demers, ce soir 20h, et demain 16h, à l'Agora de la danse. www.agoradanse.com