Quand on prononce le nom du chorégraphe Sylvain Émard, certains mots comme exigeant, pointu et moderne surgissent spontanément. Ce qui confirme que celui qui a récemment chorégraphié l'opéra 1984, monté par Robert Lepage à Londres et à la Scala de Milan, est un des chefs de file de la danse contemporaine d'ici. Pourtant, pour la deuxième année de suite, Sylvain Émard démontre qu'on peut être contemporain, moderne, tranchant et... danser en ligne.

Sept heures et quart un jeudi soir de la fin mai. Le Canadien entreprend son premier match contre Philadelphie. Partout dans la ville, les gens sont rivés à leur télévision. Partout, sauf rue du Rosaire, dans le sous-sol vert hôpital d'une église au coeur de Villeray. Ce soir comme tous les mardis et jeudis soir depuis le mois de février, une centaine de danseurs amateurs répètent sous la direction du chorégraphe Sylvain Émard.

 

Et croyez-moi, ils ne sont pas là pour s'amuser ou socialiser. Ils sont là pour travailler très fort en vue du Grand Continental, performance dansée de 30 minutes qu'ils exécuteront ensemble au parc Émilie-Gamelin quatre soirs de suite du 3 au 6 juin dans le cadre du Festival TransAmériques.

Mais ce soir, à deux semaines du grand soir, les danseurs sont tellement préoccupés par leur gestuelle exigeante, par leur mémoire corporelle qui flanche et par l'échéance qui approche à grands pas, qu'ils en oublient de demander le score de la première partie.

Pourtant, il y a de nombreux fans du Canadien parmi eux. Il y a aussi des gens de toutes les classes et de tous les horizons: des jeunes, des vieux, des retraités, des étudiants, des Haïtiens, des Grecs, des Arabes, des Italiens, une mère et ses trois filles dont la plus petite de 9 ans, un couple et son bébé de 3 mois, quelques femmes enceintes et puis le doyen du groupe: Serge Beaudoin, 70 ans passés, retraité du service de l'expédition d'une entreprise.

Serge était du premier Grand Continental. Il a tellement aimé l'expérience qu'il est revenu. Mieux encore: il s'est abonné aux spectacles de danse contemporaine du théâtre La Chapelle et en fait régulièrement le compte rendu à Émard.

Le voilà qui court comme un malade sur le plancher de danse, feignant de ne plus savoir où donner de la tête entre les deux cercles de danseurs qui viennent de se former à son insu. Le visage rouge et en sueur, il donne l'impression qu'il va s'effondrer d'une minute à l'autre. Mais il est plus coriace qu'il n'y paraît.

«Je ne sais pas combien de fois je lui ai dit de se ménager, mais il me répond que je m'inquiète pour rien. Serge n'est pas arrêtable», rigole Sylvain Émard.

L'affection que le chorégraphe porte à Serge, comme à tous les danseurs amateurs qu'il côtoie depuis plusieurs mois, est palpable et sincère. Un psy y verrait un lien évident avec le milieu d'où vient Sylvain Émard: un milieu ouvrier où les gamins devenaient ouvriers comme leurs pères, mais rarement danseurs. Pourtant, c'est dans Hochelaga-Maisonneuve, dans le quartier de son enfance, que Sylvain Émard a esquissé ses premiers pas de danse en public. Et comme par hasard, c'était dans un sous-sol d'église lors d'une soirée de danse en ligne.

«La danse en ligne était la seule façon pour moi de pouvoir danser, à une époque où un garçon qui aimait la danse était mal vu, raconte Émard.

C'est d'ailleurs à cause de cet interdit tacite et silencieux qui pesait sur la danse que le jeune Émard s'est dirigé au secondaire vers le théâtre, jugé plus respectable. Lorsque la famille a déménagé à Duvernay, Émard est entré dans la troupe de théâtre de l'école Jean-Vanier avec sa blonde de l'époque, une dénommée Diane Lavallée, qui deviendrait un jour la reine du pâté chinois dans La petite vie.

À 18 ans, alors qu'il vient d'être accepté à l'option théâtre du cégep de Sainte-Thérèse, Sylvain Émard choisit plutôt d'aller étudier le mime à Paris chez Étienne Decroux. À partir de ce moment-là, quatre personnes aussi différentes que le jour et la nuit vont avoir un effet marquant sur lui et vont changer sa vie.

D'abord Étienne Decroux, maître à penser de Marcel Marceau, qui lui fait explorer et approfondir le jeu physique de l'acteur. Puis, de retour à Montréal, Sylvain Émard découvre un peu par hasard l'univers d'une danseuse, chorégraphe et peintre du nom de Jo Lechay.

«Je suis sorti de son spectacle totalement bouleversé, en me disant que si je n'essayais pas au moins une fois de suivre un stage de danse avec elle pour voir si ce n'était pas dans cette direction que je devrais aller, je m'en voudrais toute ma vie», raconte-t-il. Or, non seulement Jo Lechay confirme-t-elle à Émard sa vocation de danseur, mais elle l'invite à danser dans la compagnie qu'elle vient de fonder à Montréal. Pendant six ans, Émard danse pour Jo Lechay avant de s'envoler pour le Japon et d'aller à la rencontre d'une nouvelle influence: celle de Min Tanaka, maître du théâtre butô.

«L'expérience japonaise a été plus que marquante. Je me suis retrouvé dans une secte de marginaux. On travaillait selon une méthode inspirée de Grotowski et qui avait pour but de briser l'ego. J'ai fait des choses complètement pétées comme un jeûne de 10 jours tout seul dans la forêt japonaise en plein mois d'octobre. Je suis revenu du Japon confus et en ayant perdu tous mes repères.»

La confusion fut salutaire puisqu'elle le mena à la chorégraphie, d'abord de ses propres solos puis de solos ou de duos pour les autres. C'est alors qu'entre en scène sa quatrième et dernière influence: le chorégraphe Jean-Pierre Perreault, pour lequel Sylvain Émard dansera pendant 12 ans. De fait, Émard a participé à pratiquement tous les spectacles de Perreault, disparu en 2002, sauf le plus connu de tous: Joe, créé en 1984.

Comme Perreault, Sylvain Émard a longtemps enseigné la danse à l'UQAM et comme lui aussi, il est très proche de Jeanne Renaud, pionnière de la danse moderne au Québec.

Reste que depuis plus de 20 ans, Sylvain Émard ne vit que pour la danse, évoluant à l'intérieur d'un monde voué à la recherche esthétique et à l'approfondissement du langage chorégraphique. Son monde est à des années-lumière de la culture populaire et de sa danse rapide, trépidante et axée sur l'esbroufe plutôt que sur la réflexion.

Pourtant, l'envie d'aller du côté plus pop des choses s'est imposée il y a deux ans lors d'une balade dans l'île Sainte-Hélène. Le chorégraphe est tombé par hasard sur un groupe du troisième âge qui dansait en ligne sur le gazon. «Ce qui m'a frappé, c'est le temps et l'application que ces gens-là mettaient à apprendre les mouvements et à les reproduire avec toute la précision dont ils étaient capables. J'ai trouvé ça touchant et l'idée de monter un spectacle qui restituerait le côté authentique et spontané de la danse en ligne a germé.»

Outre le côté humain de l'entreprise, l'élément du grand nombre était particulièrement alléchant pour un chorégraphe habituée à travailler avec un maximum de six danseurs, sauf lorsqu'il collabore aux opéras de Robert Lepage.

«Quand j'ai dirigé les déplacements des 130 interprètes de l'opéra 1984, monté par Robert Lepage d'abord au Royal Opera House de Londres puis à la Scala de Milan, je me suis rendu compte que j'étais capable de le faire. Mais j'ai surtout pris goût à jouer au chef d'armée et à travailler pour des grands ensembles. Le Grand Continental me permet de continuer d'explorer cette veine-là.»

Sylvain Émard ne sait pas qui, des cow-boys américains ou des cow-boys québécois, a inventé la danse en ligne. Il sait seulement que les clubs de danse en ligne chez nous ne cessent de fleurir et de prospérer. Habitué à fréquenter les artistes torturés et perfectionnistes que sont les danseurs, il avoue que le contact avec des danseurs amateurs lui fait un grand bien. «Ça nous amène, à mes assistants et à moi, un sentiment de légèreté et de liberté. J'ai l'impression de retrouver le plaisir de la danse que le travail m'a parfois fait perdre de vue. Et puis il y a un réel bonheur à voir tous ces gens s'ouvrir à la danse malgré la difficulté et l'exigence de la tâche. Ces gens-là me touchent profondément.»

Tout a commencé dans Hochelaga-Maisonneuve, mais tout ne se terminera pas au parc Émilie-Gamelin. Et le chorégraphe est en discussion avec Mexico et Paris pour une adaptation du Grand Continental dans ces deux villes, preuve que la danse en ligne est non seulement contemporaine, mais universelle.