Margie Gillis avait 19 ans la première fois qu'elle a dansé en solo sur scène. Aujourd'hui, à 56 ans, celle qu'on appelait la nouvelle Isadora Duncan est une doyenne de la danse moderne québécoise. Elle danse toujours, à la fois avec la force de l'expérience et avec la conscience aiguë du temps qui passe et qui ne fait pas de cadeau à son corps. Nous l'avons rencontrée à quelques jours de son nouveau spectacle à l'Agora de la danse.

Margie Gillis et moi avons commencé nos carrières presque en même temps, en 1975. Pourtant, tout au long des quatre décennies où nous avons déployé nos ailes dans des mondes à la fois proches et parallèles, nous ne nous sommes jamais rencontrées. Nous voilà donc 35 ans plus tard, boulevard Saint-Laurent, attablées au milieu d'un resto chic et parfaitement vide.

Margie Gillis a encore ses longs cheveux, saupoudrés maintenant de gris, et ce regard de petite fille émerveillée par la vie. Elle me fait penser à Dance Me to the End of Love («Fais-moi danser jusqu'à la fin de l'amour»), de Leonard Cohen.

Elle commande un café et s'étonne qu'on n'ait plus le droit de fumer à l'intérieur. Je m'étonne à mon tour. Sur quelle planète vit donc cette artiste dont les solos flamboyants continuent de séduire le public d'ici et d'ailleurs? Margie Gillis m'apprend qu'elle ne fume plus depuis sept ans et qu'en mettant fin à son habitude et à ses deux paquets de cigarettes par jour, elle a cessé de suivre l'actualité en matière de tabagisme. Je n'en reviens pas. Deux paquets par jour pendant plus de 30 ans pour une danseuse dont la gestuelle énergique et haletante était à couper le souffle! Comment a-t-elle fait?

«Si vous m'avez vue danser, vous m'avez entendue respirer très fort à cause de la cigarette. Je cherchais constamment mon souffle en dansant, mais j'étais incapable d'arrêter de fumer», rigole-t-elle.

Cette anecdote définit bien Margie Gillis: voilà une artiste dure et exigeante envers elle-même, doublée d'une danseuse qui n'a jamais eu peur de souffrir et qui ne s'est jamais ménagée physiquement. Au contraire. Cette approche jusqu'au-boutiste ne date pas d'hier. Margie Gillis a toujours été quelqu'un de singulier, moitié hippie, moitié prêtresse chamanique, fleuron du peace and love, mais aussi grande rebelle devant l'Éternel, réfractaire à tout contrôle et à toute contrainte.

Dépression à 8 ans

Née à Montréal, d'une mère montréalaise dont la famille était d'Acton Vale et d'un père américain du Colorado, elle a vécu ses premières années avec ses trois frères et soeurs dans l'Idaho et l'Oregon. Ses parents, Gene Gillis et Rhona Wurtele, étaient des skieurs, membres d'équipes olympiques. Puis alors qu'elle avait 8 ans, son père a quitté sa famille pour une autre femme. Mère et enfants sont revenus vivre à Montréal, plus précisément à Mont-Royal, dans un petit logement exigu en haut de la boulangerie d'une artère commerciale. Le déménagement, le départ du père, le chagrin de la mère, tout cela a énormément affecté la petite Margie.

«À 8 ans, j'ai fait une dépression très sévère, raconte-t-elle. J'ai perdu tous mes cheveux. Je n'allais plus à l'école. J'étais dans un tel état de désorganisation mentale que mon médecin a voulu me faire interner. Ma mère a refusé. Elle a bien fait. J'ai mis des années à me rétablir, mais j'y suis parvenue. C'est clair que la danse m'a aidée. S'il n'y avait pas eu la danse, je ne sais pas ce que je serais devenue. La danse m'a gardée saine d'esprit.»

À la lumière de ce passé tourmenté, on comprend mieux le style furieusement libre et sauvage de Margie Gillis, cette façon de se propulser dans l'espace comme on plonge dans le vide, avec ses longs cheveux claquant au vent comme des voiles. En 1975, quand Margie Gillis s'est lancée sur scène, ses solos expressifs étaient tout à fait dans l'air du temps et semblaient être le pur produit d'une époque de libération physique, de débordements émotifs et d'explorations personnelles. Mais une fois l'époque finie, Margie Gillis a continué son exploration, gagnant en profondeur et en complexité ce qu'elle avait perdu en verdeur et en frénésie.

À Montréal et ailleurs

À cause de sa dépression et d'un quotient intellectuel supérieur à la moyenne, Margie Gillis n'a fait qu'un tiers de sa scolarité. Pour tout diplôme, elle n'a qu'un DEC du cégep Vanier. En revanche, elle a eu plusieurs mentors, d'abord son frère Christopher, danseur de la compagnie Paul Taylor, mort du sida en 1993 à l'âge de 42 ans, et puis la prof et chorégraphe montréalaise Linda Rabin. À New York, où elle a poursuivi sa formation, Margie Gillis a travaillé avec feu Allan Wayne et avec la chorégraphe May O'Donnell à l'école Juilliard, où elle donne maintenant elle-même des ateliers l'été.

À cause de Juilliard, mais aussi des nombreuses compagnies (Paul Taylor, Momix, Bruce Wood) pour lesquelles elle a dansé, Margie Gillis aurait pu facilement s'établir à New York. Elle affirme même qu'elle y est une star. «Quand j'arrive à Juilliard, j'entends les élèves dans les couloirs chuchoter, elle est ici, elle vient d'arriver! Je suis beaucoup plus connue à New York qu'à Montréal, vous savez, mais Montréal demeure ma base, mon port d'attache. Je ne serais pas l'artiste que je suis si j'étais partie vivre à New York. À Montréal, il y a une liberté et une passion qu'on ne retrouve pas ailleurs. Ici, je n'ai jamais eu besoin de justifier mes choix et je ne me suis jamais sentie brimée dans mon art ni mes valeurs.»

Contrairement à Marie Chouinard, qui a commencé sa carrière de soliste en même temps qu'elle, Gillis n'a pas de compagnie de danse, pas d'infrastructure administrative, pas de studio ni d'édifice à son nom. Elle n'a qu'une fondation qui l'aide à ramasser des sous pour ses projets et ses tournées à l'étranger. Mais Margie Gillis ne s'en plaint pas. Elle n'est pas riche, mais elle voyage beaucoup. Et comme elle n'a ni enfants ni mari, elle est libre, mobile et disponible et peut aussi bien signer une chorégraphie pour le Cirque du Soleil (Love) que participer à un spectacle sur Duke Ellington avec la cantatrice Jessye Norman.

En plus des spectacles qu'elle crée, du siège qu'elle occupe au conseil d'administration de la Place des Arts, de son travail avec Ballet BC en Colombie-Britannique, elle est constamment sollicitée pour donner des ateliers et des formations.

Cet été, elle participera en Suisse à des ateliers de résolution de conflits avec Michel Le Breton, universitaire et spécialiste de la question.

«Au fil des ans et sans doute à cause de mon passé psychologique, j'ai développé une sorte de méthode qui tourne autour de l'émotion, de l'intériorisation et de l'ouverture neuromusculaire. Cette méthode qui agit sur la plasticité du cerveau, a inspiré beaucoup d'universitaires dans des domaines qui n'ont rien à voir avec la danse. En Suisse, je vais travailler avec des diplomates, des enfants soldats, des victimes du conflit israélo-palestinien, dans le but de créer des ponts et de faire émerger dans leur corps et leur cerveau un nouveau discours. C'est un projet fascinant qui m'emballe énormément.»

Au fil des ans

En attendant, Margie Gillis présente, jusqu'au 8 mai à l'Agora de la danse, Filatures, son plus récent spectacle où elle partage la scène avec un jeune homme dans la vingtaine et une femme de 73 ans. De prime abord, on croit avoir affaire à un spectacle sur le vieillissement. En réalité, avec ses partenaires qui agissent comme ombres et fantômes, Gillis explore les fils et les liens que l'on tisse dans sa vie, les noeuds qui se nouent et se dénouent, tout ce qui nous attache, nous retient et dont on doit apprendre à se défaire.

Malgré ses 56 ans, l'opération au genou qu'elle a subie l'été dernier et l'arthrite que la danse lui a laissée en héritage, Margie Gillis n'est pas particulièrement préoccupée par le vieillissement: «De toute façon, ironise-t-elle, je suis vieille depuis que j'ai 35 ans, alors pour moi, il n'y a rien de neuf là. Mon corps ne me suit peut-être pas comme avant, mais je suis tellement plus heureuse, plus sereine et plus calme. Et puis, quand je regarde les épreuves que la vie a mises sur ma route, la pauvreté, la mort, la folie, la solitude, je trouve que tout compte fait, je m'en suis assez bien sortie.»

Au début de notre rencontre, Margie Gillis m'avait laissé entendre que Filatures serait peut-être son dernier spectacle à titre d'interprète. Mais une heure et demie plus tard, dans le parc où nous avons trouvé refuge, elle parle de la danse avec une telle ferveur artistique et amoureuse que je vois mal comment elle pourrait y renoncer. Comme dans la chanson de Leonard Cohen, Margie Gillis dansera jusqu'à la fin de l'amour.

Filatures, de Margie Gilllis, jusqu'au 8 mai, 20h, à l'Agora de la danse.