L'Américain Merce Cunningham est mort: la danse perd un de ses innovateurs. Le choc est d'autant plus grand que tous le croyaient éternel. En avril, cet esprit vif, qui se produisait encore sur scène à 80 ans, soufflait ses 90 chandelles en présentant Nearly Ninety, sa toute nouvelle création, venue s'ajouter aux quelque 200 autres qui jalonnent une carrière amorcée en 1944.

Cette longévité artistique, celui qui est né en 1919, dans le petit village de Centralia (Washington) la doit à son insatiable curiosité, qui l'amène, dès les années 40, à rompre avec la tradition. Avec lui, et sous l'impulsion de son compagnon de vie, le compositeur John Cage, et de plasticiens de l'avant-garde comme Robert Rauschenberg, Jasper Johns ou même, plus tard, Andy Warhol, les préceptes du spectacle, tels qu'on les connaît jusque-là, en ballet et même en «modern dance», volent en éclat. D'abord, pour Cunningham, le mouvement existe pour lui-même. Ni histoire ni psychodrame ne sous-tendent ses créations, contrairement à la charge émotive qui inonde, par exemple, les créations de Martha Graham (grâce à qui Cunningham fait d'abord, de 1939 à 1945, une brillante carrière de danseur aux sauts légendaires et au corps félin étonnamment agile).

Plus de scène au centre unique, ce qui vaut pour le corps aussi d'ailleurs, et plus de relation frontale avec la salle. De ses premières expérimentations avec Cage, où danse et musique évoluent indépendamment, Cunningham dira: «Je me souviens clairement de m'être senti libre parce que je n'avais plus à me mesurer à la musique». Le tandem laisse de plus la chance dicter la structure exacte de leur performance, par un lancer de dés ou grâce au I Ching, un art divinatoire chinois.

Mais avec Cunningham, l'aléatoire n'égale pas débandade: sa gestuelle est d'une telle rigueur, les corps des danseurs si puissants et présents, que ses éléments disparates se fusionnent et font naître des créations certes déroutantes, mais aussi hypnotiques et intenses. «Sa technique, à la fois très complexe et pure, s'approche des mathématiques», note le chorégraphe montréalais José Navas, qui a longtemps étudié avec le maître à New York et qui perd, cette semaine, un mentor.

Par ailleurs, Cunningham, qui a d'abord appris, enfant, la claquette et les danses de salon, sera un des premiers chorégraphes à incorporer des mouvements de la vie courante à ses créations. «Il faut tout observer, continuellement. Moi, je trouve du mouvement partout», confie celui qui n'hésite pas à s'inspirer des étirements de ses chats, du transfert de poids opéré par un passant qui grimpe simplement une chaîne de trottoir ou même des limites de son propre corps vieillissant, contraint par l'arthrose.

Dans les années 70, Cunningham explore la vidéo, puis repousse davantage les possibilités du mouvement humain en créant, dans les années 90, à partir du logiciel DanceForms. En 1997, sa curiosité l'amène même à expérimenter avec la capture de mouvement, notamment pour BIPED (1999), présentée, en 2001, au Festival international de nouvelle danse de Montréal. Octogénaire, celui qui n'hésite pas à collaborer avec les rockers John Paul Jones, Sonic Youth ou Radiohead va même jusqu'à exploiter la nature aléatoire du iPod Shuffle, dans eyeSpace en 2006! Où nous aurais-tu menés, Merce, si tu avais pu souffler 100 bougies?