Robert Lepage fait son or de l'étrangeté et de la surprise. C'est par elles qu'il séduit des auditoires de tout âge et, parmi eux, de grands artistes qui s'enhardissent maintenant à lui retourner sa médecine...

Dans Éonnagata, que le Carrefour propose le dimanche 7 juin, à la salle Louis-Fréchette du Grand Théâtre, Lepage répond à une invitation à la danse qui voilait une invitation à un voyage aussi étrange que stimulant.

 

L'aventure commence dans un restaurant de Sydney (Australie), où la danseuse étoile Sylvie Guillem exprime à Lepage tout le bien qu'elle pense de son Projet Andersen. Quelques mois plus tard, à Londres, Mme Guillem et le danseur et chorégraphe Russell Maliphant, un fan de longue date de Lepage, approchent ce dernier pour une création à trois. La conversation vire au surréalisme comique, le Québécois se dit qu'ils veulent qu'il dirige un spectacle de leur cru, il ne songe pas une seconde qu'ils entendent libérer le danseur endormi en lui depuis 50 ans...!

Quelques folles systoles plus loin, le voici pieds et mains dans l'étau. Aussi affolante que soit la destination, Lepage est partant. Et, de discussions en ateliers, il découvre que le chemin est plus rassurant qu'il ne le croyait. »Éonnagata est un spectacle très gestuel et physique et j'ai reçu une formation d'acteur physique, explique-t-il. C'est à travers un vocabulaire commun que le spectacle s'est fait. Un stage avec un maître des arts martiaux nous a aidés à le souder. L'aspect combat est important car le chevalier d'Éon a été militaire, capitaine des dragons. Comme nous faisions tous trois nos classes là-dedans, ça a fait qu'on a tous commencé au point zéro.»

Notre metteur en scène pouvait au reste s'en remettre au bon sens : «S'ils n'avaient pas su qui je suis, ils ne m'auraient pas demandé. C'est sûr qu'ils ont accepté de moi une présence physique différente. Je ne suis pas danseur, on ne s'attendait pas de moi que je fasse des triples pirouettes. On ne se freine pas les uns les autres, ils ne m'empêchent pas d'être acteur. Notre spectacle est un peu comme un tabouret à trois pattes qu'on essaie de mettre de niveau. Il comporte des solos et des duos comme dans un ballet, mais on suit une ligne chronologique, ce qui se fait peu en danse moderne. Russell ne raconte pas d'histoire dans ses chorégraphies, moi, je m'en tiens à la logique du récit et Sylvie est un peu la médiatrice : elle vient de la danse classique, où on raconte avec une gestuelle abstraite des histoires très concrètes.» Ajoutez à cela que nos deux danseurs s'aventurent à leur tour sur le terrain de l'acteur, ils exercent la parole dans le spectacle.

MÉLANGE DES GENRES

Peut-être Sylvie Guillem connaissait-elle les intérêts intellectuels autres qu'artistiques de Lepage quand elle l'a «conscrit». «Comme moi, elle est nippophile, même qu'elle parle le japonais et projette s'initier à la céramique japonaise à la retraite, raconte-t-il. On s'est très vite trouvé des codes et des références communs.»

Dont l'idée de créer sur le thème des onnagata, ces acteurs qui dans le théâtre kabuki jouent de façon très stylisée des personnages féminins. Lepage note au passage que cette forme de théâtre traditionnel nippon est née en 1608, en même temps que Québec et l'opéra (Orfeo, de Monteverdi). À l'origine, il était le fait de femmes qui incarnaient des hommes.

«Elles montaient des histoires très sensuelles qui érotisaient les hommes et quand l'empereur les a bannies de la scène pour les remplacer par de jeunes acteurs qui jouaient des femmes, on s'est rendu compte que ça créait le même phénomène : les hommes étaient toujours aussi érotisés! dit Lepage. On a interdit un temps le kabuki pour le ramener à condition que ce soit des hommes d'âge mûr qui jouent les femmes et que leur âge paraisse, d'où ces perruques qui laissaient voir leur calvitie.»

L'artiste met en garde contre le préjugé liant le kabuki à une esthétique dépassée : «Il a beaucoup évolué. Tamasaburo, qui est une mégastar au Japon, a amené l'onnagata dans le langage moderne avec des spectacles comme Hamlet, où il joue tous les personnages.»

Lepage précise que «l'onnagata renvoie son image à la femme. Il l'approche comme un peintre et non comme un acteur».

Ces considérations ne pouvaient que l'intéresser. «Le thème de l'androgynie et de la confusion des genres a toujours été important dans mon travail», dit-il.

Maliphant a eu l'idée de cette fable reliant l'onnagata à l'étrange destinée du chevalier Charles de Beaumont d'Éon (1728-1810). Agent secret au service de Louis XV, celui-ci a vécu la moitié de sa vie en femme, effectuant de longs séjours en Angleterre où il a du reste été inhumé.

Les trois interprètes se relient à la fable de façon toute naturelle, affirme Lepage. Mme Guillem, qui a longtemps exercé en France et vit à Londres, et qui est venue à la danse depuis la gymnastique sportive, a marqué «tous les grands rôles par un mélange de sensualité féminine et d'énergie masculine, un peu comme Louise Lecavalier». «Russell apporte son élégance et dit le texte français avec l'accent britannique, tandis que moi, je joue de ma double culture française et anglaise.»

Robert Lepage est-il surpris du résultat?

«Oui. Je suis très étonné de ce qu'on a réussi à produire. Ça a été très dur, mais en même temps des vacances et une occasion d'étirer l'enveloppe. Je danse, mais parler sur scène, c'est quelque chose pour eux. Ça a été une fête de mises au défi.»

Et en danger?

«Oui, on change encore plein de choses.»

Du pur Lepage, quoi. L'alchimiste de la scène qu'il est reconnaît à cette aventure de création d'avoir élargi sa conscience du corps de l'acteur et de l'acte théâtral. «Avec le temps, on est allé vers un théâtre très verbal, on devient très Actor's Studio, dit-il. On a relégué la gestuelle et la danse à un rôle d'appoint. Ça me dit qu'il faut retourner à ce langage qu'on a oublié.»

Éonnagata est une production de Saddler's Wells, de Londres, en association avec Ex Machina et Sylvie Guillem. C'est à 19h30. Renseignements au 418 (1 888) 529-1996. On en est à la liste d'attente...

Cette forme de théâtre traditionnel nippon est née en 1608, en même temps que Québec

jsthilaire@lesoleil.com

 

Photo: Érick Labbé, fournie par le FTA