Alors que le 10e festival Montréal en lumière s'ouvre avec Orphée et Eurydice, la polémique enfle sur la pertinence de la nudité en danse. Danser nu est pourtant vieux... comme la danse elle-même. C'est un non-phénomène dont on parle pourtant beaucoup en ce moment. Pourquoi ? Éléments de réponse avec Édouard Lock, Daniel Léveillé, Marie Chouinard, Stéphane Gladyszewski, Dave St-Pierre et Francine Bernier.

Kyoto, 8h du matin. Au téléphone, Marie Chouinard se félicite que Montréal en lumière, festival grand public et pluridisciplinaire, mette l'accent sur la danse en ouvrant le 18 février avec sa dernière création, Orphée et Eurydice. Parler du nu en danse la concerne peu car jamais, au fil de son long parcours créatif, elle n'a utilisé le nu intégral: «Je ne dis pas que je ne le ferai jamais, dit-elle, je n'en sais rien. L'oeuvre doit être en résonance avec ce qu'on veut véhiculer et donc tout est possible. Je ne veux avoir aucune limite a priori, je verrai bien où iront les oeuvres.»

Onirique, sa dernière pièce n'en véhicule pas moins une forte charge sexuelle. Une scène présente notamment ungroupededanseurs, cothurnes d'inspiration grecque aux pieds, exhibant à contre-jour leurs postiches de phallus aux dimensions priapiques dans des poses lascives. Un accessoire scénique que la chorégraphe réutilise pour la première fois depuis son fameux solo, créé en 1987 dans l'esprit de Nijinsky, Prélude à l'aprèsmidi d'un faune.

CULTURELLEMENT INCORRECT

En tournée au Japon pour la cinquième fois, Chouinard note que le tout passe bien auprès du public nippon. Mais la nudité totale, elle, ne passerait pas. Même les danseurs de butô, hommes et femmes, couvrent minimalement leurs organes génitaux. Le chorégraphe Daniel Léveillé en sait quelque chose: lui qui a vraiment marqué la danse contemporaine québécoise avec son triptyque dansé nu, Amour acide et noix (2001), La pudeur des icebergs (2004) et Le crépuscule des océans (2007) ne peut se produire au Japon, ni ailleurs en Asie. Question de culture.

Francine Bernier, directrice de l'Agora de la danse, confirme : «Ces pièces-là ne peuvent être présentées que dans les capitales, au Québec, essentiellement à Montréal.» C'est pertinent de le souligner : «Et encore, renchérit Édouard Lock, chorégraphe de La La La Human Steps, c'est probablement mieux accepté ici qu'aux États-Unis. Malgré le récent passé catholique, le public québécois est largement plus perméable aux confrontations artistiques que les publics marqués par le puritanisme protestant.»

Il ne croit pas si bien dire: si Marie Chouinard ne rencontre pas de résistance au Japon, son Sacre du printemps, par exemple, n'est pas acheté dans les États, inamoviblement républicains, du centre des États-Unis. Motif? «J'aime voir le corps poitrine découverte, dit-elle, or il y a des lieux où l'on ne tolère pas de voir le mamelon nu. Je dois tricher en mettant un cône sur le mamelon comme dans Orphée et Eurydice.» On n'en est pas à emprisonner les danseuses comme on l'a fait avec des danseuses africaines qui dansaient seins nus pendant l'Expo 67, mais on est aussi très loin du systématique topless des plages européennes...

REPOUSSER LES ZONES DE CONFORT

En vérité au Québec, est-on prêt à tout voir? À constater les récentes réactions autour des pièces de Dave St-Pierre, on pourrait en douter. Pourtant, dès l'origine de la danse, danser, c'est danser nu. Et lorsque Isadora Duncan, au tout début du XXe siècle, veut libérer la danse des formes classiques et baroques, elle revendique de danser «comme sur les vases grecs» donc nue ou pire, nue sous ses voiles, produisant une onde de choc qui va métamorphoser l'art chorégraphique.

Au-delà même de cette genèse, il est faux de prétendre qu'il y a un «retour du nu». Ce n'est pas un phénomène : «C'est quoi le problème? s'exclame Francine Bernier, il n'y en a pas! La danse s'inscrit dans le cadre d'un travail de recherche qui consiste à repousser les limites du spectateur et à bousculer ses zones de confort. Mais l'art qui ne bouscule pas, à quoi bon? Un étranger qui s'assoit sur vous tout nu, on n'aime pas ça, on se sent soi-même tout nu mais de toute façon, le public ne vient pas pour le nu, il vient pour le propos qui lui est servi par l'utilisation du nu.»

C'est précisément sur ce point que peut se poser un problème avec la nudité, en l'occurrence avec les pièces de Dave St-Pierre. À la première mondiale de Un peu de tendresse à Munich en2006, le chorégraphe a dû accepter de couper une scène, celle où les danseurs vont nus dans le public. À Montréal, la pièce Warning a provoqué beaucoup de malaise à cause de certaines postures. La question est de savoir si oui ou non le nu porte un propos artistique. Utiliser la nudité et les situations crues semble une limite à observer. Dave St-Pierre, comme tout créateur véritable, oscille toujours sur le fil de la provocation, entre pertinence et gratuité, entre authenticité et exagération. Un fil parfois ténu.

Daniel Léveillé constate: «La jeune génération, celle des 35 ans et moins, a l'air de refaire ce qu'elle ne sait pas avoir déjà été fait.»

Édouard Lock confirme: «Bien sûr que j'ai expérimenté le nu à la fin des années 70, puis une autre fois, dans Infante, c'est destroy (créée en 1991 au Théâtre de la Ville de Paris, avec Louise Lecavalier: ndlr). Dans tous les cas, le nu est justifié s'il s'agit d'un moyen de communiquer quelque chose d'essentiel, et il n'y a alors aucune limite possible. La limite serait d'utiliser le nu juste pour choquer sans véhiculer de message.»

Y reviendrait-il? «Ça ne sert pas ma recherche actuelle sur le mouvement et sur l'esthétique. Je m'intéresse moins à la forme du corps qu'au dialogue qu'il établit avec le spectateur. Et puis, si vous aimez la précision, le nu est embêtant parce que tout ne commence pas et ne finit pas en même temps!»

Surtout, on l'imagine, avec la vitesse d'exécution de son écriture scénographique!

Il y aurait donc de bonnes et de mauvaises utilisations du nu intégral sur scène? Absolument : «Le corps nu est vraiment intra-social, explique Lock. Immédiatement, il aplanit les différences sociales. Il véhicule quelque chose d'universel et d'unificateur, il fait le lien entre tous les humains. « Francine Bernier ajoute : «Seul le corps nu pose cette question clé: à quoi sert l'âme? Et de toute façon, quand le nu est utilisé pour de mauvaises raisons, purement exhibitionnistes ou provocatrices, la pièce est mauvaise.»

NUDITÉ OU ÉROTISME

Premier effet de la nudité totale : elle abolit la dimension érotique que le costume, et encore plus l'accessoire, en soulignant telle partie du corps, exalte, comme chez Marie Chouinard où les costumes, conçus comme des atours révélateurs, jouent un rôle important: «Le corps n'est pas une entité neutre, analyse Lock. L'inconfort du spectateur vient de la dichotomie entre nudité et sexualisation. Si la pièce penche trop du côté de la sexualisation, on se sent révélé à travers le corps de l'autre, le malaise s'installe.»

Chorégraphe phare de la danse québécoise et professeur à l' UQAM, Daniel Lévei l lé est le père professionnel de Dave St-Pierre et de Stéphane Gladyszewski qui furent longtemps ses danseurs fétiches et ont puisé chez lui les sources de leur travail respectif sur la nudité. Pour lui, le nu s'est imposé en cours de processus créatif : «Dans Amour acide et noix, il y a quatre gars et une fille et au départ nous travaillions en bobettes, car je voulais observer leur tronc, leurs jambes. C'est une pièce basée sur les duos et à un moment, j'ai été gêné par le vêtement. Surtout que les quatre gars sont très beaux; en bobettes, ils étaient carrément sexy. Or, ce n'était pas mon but du tout. Nus, ils deviennent au contraire fragiles, on a envie de les protéger. En fait, avec ou sans nu, ce n'est pas du tout la même pièce. Pareil pour La pudeur des icebergs, et pour Le crépuscule des océans, où à l'inverse certaines sections se sont imposées habillées. Pour moi, le nu est donc un costume.»

Tout est donc tributaire de l'effet recherché: «La nudité sur scène détonne pendant les 15 premières secondes, poursuit Léveillé. Après on l'oublie pour se consacrer à regarder l'essentiel, le travail du corps et des muscles en mouvement. Ça devient magique. Ça peut même être thérapeutique, par exemple pour des personnes âgées qui se projettent dans un corps jeune et en forme.»

LE NU MASCULIN, DERNIER TABOU

Autre dimension déterminante : un danseur ou une danseuse nue, ce n'est pas la même chose. Dans toutes les formes d'art peinture, photo, cinéma on a l'habitude d'utiliser la nudité du corps féminin à peu près dans tous les états. La nouveauté, qui demeure aussi le dernier tabou et le plus dérangeant, consiste en l'utilisation du corps masculin nu et placé dans tous les postures sans garde-fou: «J'ai accepté de travailler nu pour la première fois avec Daniel Léveillé, dit Gladyszewski, parce que sa démarche était justifiée, puis j'ai réalisé d'un coup que j'allais exposer mon anus à tout le monde!»

Pourquoi le faire alors ? «J'aime me faire bousculer, dit il, c'est important pour moi. Ma mère m'a rappelé que j'étais le gars le plus pudique dans ma jeunesse, alors je mesure le chemin parcouru.» Y a-t-il pour lui une limite? «Manger ma merde sur scène, c'est la limite infranchissable, dit-il, et aussi me blesser physiquement.» Deux extrêmes pourtant franchis par le célèbre chorégraphe belge Jan Fabre dans L'histoire des larmes qui a fait l'ouverture du Festival d'Avignon en 2005, provoquant un scandale dans l'Hexagone puis en Europe, où beaucoup de tabous artistiques n'en sont pourtant plus depuis longtemps.

«Vude dos ou vu de face, le corps ne dit pas la même chose, analyse Édouard Lock. Le torse en général projette beaucoup d'émotions, ouvrir ses parties génitales aussi, mais un corps nu exposé de dos, homme ou femme, devient un objet. C'est cette objectivisation du corps masculin qui est nouvelle et qui dérange. « Un point de vue pertinent qui est partagé par Daniel Léveillé, et Stéphane Gladyszewski : «Le nu me sert essentiellement de support de projection, dit ce dernier, notamment dans Corps noir où je travaille avec une technologie réactive à la chaleur du corps. Ceci dit, ce n'est pas vrai que j'oublie le sexe de l'autre en dansant nu. Même si sur scène, je me concentre sur le travail à faire, je reste sensible à la beauté de mes partenaires nues par exemple, oui, bien sûr. «

On en revient donc à l'origine du geste artistique: le véhicule, fût-il le corps nu, est soumis au message véhiculé et justifie toutes formes d'utilisation pertinentes. Une question que se pose l'humain depuis qu'il s'est découvert créateur.

Orphée et Eurydice, de la Compagnie Marie Chouinard, ouvre le 10e Festival Montréal en lumière, le 18 février, 20h, à la salle Maisonneuve de la Place des Arts.

 

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D'un scandale à l'autre...

1899-1901

D'Oakland, Isadora Duncan part pour Londres, puis Paris, et danse nue pour appliquer sa vision d'une danse libre, inspirée de la Grèce antique.

1912

À Paris, Vasclav Nijinsky crée L'après-midi d'un faune sur le poème de Mallarmé (lui-même critique de danse) et scandalise par ses coups de hanche d'animal en rut.

1955

À Paris, Maurice Béjart scandalise avec Symphonie pour un homme seul. On voit trop le corps, buste nu et simple collant presque transparent, un corps plus nu que nu.

1962-1968

À New York, expérimentations à la Factory d'Andy Warhol, performances extrêmes avec le corps, nudité, brûlure, pendaisons, postures...

1966

Jean-Pierre Perreault danse nu dans un film de Jeanne Renaud, fondatrice du Groupe de la Place Royale. Les expérimentations de nudité se multiplient partout.

1967

Expo 67, des danseuses africaines se font arrêter pour avoir dansé les seins nus.

1978

Kontakthof de Pina Bausch, pièce emblématique qui est perpétuellement rejouée par des interprètes de 15 à 17 ans, dérange à cause du contenu sexuel et de la gestuelle très crue et explicitement pornographique.

1994

La forêt, de Carbone 14, ose avec des danseurs âgés qui dansent nus.

2001

Daniel Léveillé inaugure son cycle nu avec Amour, acide et noix et fait école.

2004

La pornographie des âmes de Dave St-Pierre bouleverse et remporte des prix en Europe, à Munich notamment, et lance un artiste québécois audacieux sur la scène internationale.

2005

Ouverture du Festival d'Avignon avec Histoire des larmes de Jan Fabre. Outre la nudité, scandale de l'exposition de tous les fluides humains, sang, sperme, urine, larmes... et de la scatologie sur scène. Question: qu'est-ce que l'humain?

2008

En France, le chorégraphe musulman Toufik Oudrhini Idrissi brave sa religion avec un spectacle dansé entièrement nu.