Nos deux journalistes ont vu, il y a 20 ans, la première mouture de Notre Dame de Paris de Luc Plamondon et de Richard Cocciante. L'une en avait gardé un très bon souvenir, l'autre non. Ils sont retournés voir la nouvelle version de la comédie musicale au succès planétaire, lundi soir au Théâtre St-Denis. Bilan critique.

Stéphanie Vallet: Tu allais voir Notre Dame de Paris à reculons, mais tu semblais bien souriant hier soir. Que s'est-il passé?

Luc Boulanger: Je gardais le souvenir d'un festival de cordes vocales, d'un spectacle grandiose porté par des interprètes qui s'époumonent sur des tubes, au service d'une histoire assez cliché de la belle et la bête. Or, lundi, j'ai été très touché autant par l'histoire que par la performance vocale et chorégraphique.

SV: J'étais un peu vendue d'avance. Il m'arrive encore d'écouter la trame sonore, 20 ans plus tard! Les performances vocales étaient mémorables. Ma seule crainte était que les chanteurs ne soient pas à la hauteur de ceux de la première mouture. Mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ont relevé de défi!

LB: Absolument, ils n'ont pas à souffrir de la comparaison avec les interprètes qui ont créé les rôles de Quasimodo, Frollo, Esmeralda, etc.

SV: Dans mon cas, ça a nécessité un petit moment d'adaptation au début, surtout lorsque Gringoire [Richard Charest] a commencé à chanter. Pas facile de chausser les souliers de Bruno Pelletier! Mais après quelques minutes, j'ai pleinement apprécié sa prestation.

LB: Vocalement, Notre Dame de Paris demande un talent d'interprétation proche de l'opéra. D'ailleurs, en revoyant le spectacle, j'ai compris que NDP est davantage un opéra-pop qu'une comédie musicale classique, comme à Broadway. C'est probablement pourquoi j'ai moins embarqué il y a 20 ans...

SV: Je pense que la mise en scène et les chorégraphies de 2018 y sont pour beaucoup dans ton changement de perception. Elles servent beaucoup mieux le texte et sont d'une qualité exceptionnelle. J'ai été soufflée par les danseurs qui ont donné une prestation digne de ce qu'on peut voir à Danse Danse. J'ai rarement vu des chorégraphies de danse contemporaine de ce niveau dans une comédie musicale.

LB: Oui, la mise en scène de Gilles Maheu est à la fois fluide et époustouflante. Sa vision [Maheu vient de la danse théâtre avec Carbone 14] se marie parfaitement aux chorégraphies de Martino Müller, ex-danseur du Nederlands Dans Theater de Jiří Kylián. Résultat: la performance des interprètes est très physique, expressionniste et acrobatique. On les voit escalader un mur géant et virevolter dans les airs, comme au Cirque du Soleil ! On sent qu'avec le temps, ces deux artistes, qui sont dans l'équipe de création depuis 20 ans, ont peaufiné leur travail.

SV: Tout à fait. Cette version 2018 de Notre Dame de Paris est dépoussiérée. Ils auraient pu se tromper complètement, mais on retrouve à la fois le côté classique des textes de Plamondon et de la musique de Richard Cocciante, avec un look plus contemporain.

LB: Elle semble aussi plus synchrone avec notre époque où nous érigeons des murs au lieu de créer des ponts. Nous craignons l'étranger, le gitan, l'exilé. Les personnages du roman de Victor Hugo vivent dans La Cité au Moyen Âge, dans un monde d'exclusion, de peur et d'intolérance. Or, et c'est là le côté visionnaire de Plamondon, en 2018, nous sommes dans la crainte de l'étranger.

SV: Le numéro des sans-papiers est d'ailleurs un moment très fort de la soirée. Les textes ont dans l'ensemble assez bien vieilli. L'histoire d'amour demeure assez intemporelle, mais j'avais peur que les relations hommes-femmes présentées dans cette comédie musicale aient pris un coup de vieux, surtout à l'ère du #moiaussi. On parle quand même d'une femme objet du désir de quatre hommes, dont un prêtre qui préfère la voir mourir si elle refuse de se retrouver dans son lit ! Mais Esmeralda demeure un personnage féminin très fort malgré tout.

LB: Pour Frollo [Daniel Lavoie], Esmeralda incarne la sorcière, la méchante envoûteuse, alors que cette femme est victime du désir refoulé, de la perversion de cet homme d'Église. Encore là, à l'ère du #moiaussi, il y a une nouvelle couche de sens. Esmeralda refuse ses chaînes, elle va mourir, mais elle demeure maîtresse de son destin.

SV: Quel est ton moment préféré de la soirée?

LB: Il y en a plusieurs: La cour des Miracles avec Clopin (Jay, excellent à la fois comme chanteur et acteur!), pour le feu roulant des danseurs sur la scène; Dieu que le monde est injuste et Danse mon Esmeralda, pour la prestation bouleversante d'Angelo Del Vecchio qui arrive même à faire oublier Garou.

SV: Il est bien meilleur que Garou!

LB : Ça, c'est toi qui le dis. En effet, son Quasimodo est à la fois touchant et puissant.

SV: Je suis bien d'accord avec tes choix. J'ajouterai que Daniel Lavoie est toujours aussi incroyable dans le rôle de Frollo, surtout quand il chante Être prêtre et aimer une femme. Il joue et chante divinement bien. Cette scène entre lui et Esmeralda [Hiba Tawaji] dans son cachot est poignante. Que dire de la belle gitane, grandiose dans son interprétation de Vivre, seule sur le toit de la cathédrale, juste avant son exécution? Hiba Tawaji éclipse Hélène Ségara sans l'ombre d'un doute!

LB: Je sens ton enthousiasme. Quels sont tes bémols?

SV : Je n'ai jamais été très fan des personnages de Fleur de Lys et de Phoebus. Martin Giroux a été irréprochable, mais je ne peux pas en dire autant de l'interprète belge Idesse, dont la voix a sans doute été la moins impressionnante de la troupe. C'était pas mal le même problème en 1998 au Palais des congrès à Paris avec Julie Zenatti... Valérie Carpentier devait interpréter Fleur de Lys, mais était absente à la première à cause d'une extinction de voix.

LB: J'aurais peut-être laissé tomber le croissant de lune pour la complainte de Quasimodo chantée par Gringoire (excellent Richard Charest). Mais je dois admettre que le charme opère durant presque 2 h 30 min.

SV: Je t'ai même vu essuyer une larme à la fin...

Le verdict?

On y va. Qu'on soit admirateur de la première heure ou qu'on découvre le spectacle musical. C'est un classique qui a su se réinventer.

Au Théâtre St-Denis à Montréal jusqu'au 6 octobre, puis en tournée dans tout le Québec et à Ottawa

Photo André Pichette, La Presse