Dans son mot au programme, le metteur en scène Florent Siaud qualifie son expérience avec la troupe de la production des Enivrés d'état « d'ébriété existentielle que suppose le théâtre »... J'ignore si l'ivresse peut être créative, mais le plaisir intellectuel que nous procure sa proposition est bien réel.

En montant la pièce d'un auteur qui symbolise le nouveau drame russe, Florent Siaud signe un spectacle jouissif et délirant. Une fascinante plongée dans les méandres de l'âme slave et de la quête de sens, malgré le « merdier » de l'humanité. 

À travers un texte mordant, une écriture circulaire, répétitive, l'auteur dépeint des êtres à la dérive. Complètement ! Ils se retrouvent, ensemble ou séparément, dans divers lieux (un mariage, un enterrement de vie de garçon, dans la rue). L'alcool aidant, chacun découvre, « au fond de lui-même, des vérités essentielles insoupçonnées qui s'opposent, divergent autant qu'elles se rejoignent », selon l'auteur. À propos de l'amour, la religion, la famille, la transcendance, etc. Or, les personnages abordent ces sujets avec un mélange de gravité et d'humour, de spiritualité et de folie, de sagesse et de désespoir total. Toujours sur la corde raide.

À 43 ans, Ivan Viripaev a déjà affirmé que « le théâtre [l']a sauvé d'une carrière de criminel ». On n'a pas de peine à le croire, tant sa vision du monde est pessimiste, nihiliste. Heureusement, l'auteur maîtrise l'art des répliques qui font mouche, des situations drôles et absurdes. Comme chez Tchékhov (dont il est le petit-fils génial et bâtard), il y a dans son théâtre de la lumière au fond de la grande noirceur. Ou, pour le citer : « une perle rare dans un immense tas de merde ».

UN TOUR DE FORCE !

La production du Groupe La Veillée est portée par une solide distribution, la meilleure qu'on ait vue sur la même scène en 2017. Les 10 interprètes jouent 14 personnages. Ils sont tous dans un état d'ébriété avancé, ce qui exige une maîtrise de jeu pour rester toujours dans la vérité, ne pas tomber dans le cliché. Or, ils sont si bons qu'on pourrait leur donner un prix de la meilleure interprétation ex aequo. Mentionnons Dominique Quesnel, qui joue une femme éplorée, en plus d'un rôle masculin improbable et dérisoire, Paul Ahmarani, Maxime Denommée, David Boutin, très fébrile, Marie-Pier Labrecque, sulfureuse, et Benoît Drouin-Germain, qui officie le mariage le plus surréaliste que vous ayez jamais vu au théâtre ! Ce jeune acteur est toujours d'une incroyable justesse, d'une belle écoute et d'une grande générosité sur scène.

Le (très) doué Florent Siaud fait de la belle ouvrage. Il manie cette belle matière dramatique avec doigté et clarté. Si cette pièce aborde l'impossible quête de sens, sa mise en scène en déborde de sens, de profondeur, de trouvailles. Les concepteurs s'engagent dans la même direction artistique ; que ce soit la riche conception sonore (Julien Éclancher), le décor de Romain Fabre, la magnifique vidéo de David Ricard...

Une réussite totale !