Nietzsche l'écrivait en son temps : « Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront. » Une menace à laquelle se sont ajoutés les jargons politiques, techniques, publicitaires et culturels, si l'on en croit l'exercice proposé par Olivier Choinière dans son Abécédaire des mots en perte de sens, présenté les deux derniers soirs au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui.

Mais il faut dire qu'à notre époque rapide, où le bavardage est incessant et doit se résumer en 140 caractères, nous sommes tous devenus en quelque sorte des producteurs de clichés à défaut d'être des producteurs de contenu...

C'est la deuxième fois qu'Olivier Choinière offre cette formule, celle de décliner les 26 lettres de l'alphabet en 26 mots distribués à 26 auteurs dont la tâche consiste à réanimer un mot vidé de sa substance, sous la forme d'une lettre adressée à qui ils veulent, et qui sera postée à qui de droit.

La proposition rappelle les Combats contre la langue de bois, l'un des spectacles phares pendant une dizaine d'années de l'ancien Festival Voix d'Amériques. Ce rappel est pour souligner qu'un contre-discours se construit depuis longtemps au Québec.

Une difficulté demeure : comment créer du sens en usant des mêmes mots vampirisés jusqu'au trognon dans les débats publics ?

On le sait, de nos jours, les affaires doivent être « vraies » pour s'adresser au « vrai » monde, dans une véritable obsession de la vérité à laquelle plus personne ne semble pourtant croire, justement parce que les mots ne veulent plus rien dire.

LANGAGE MINÉ

Ils sont donc 26 sur scène et ils viennent à tour de rôle lire leurs lettres, adressées à un père, une amie, des ministres, même le dalaï-lama et des extra-terrestres. D'« affaires » à « zombie », en passant par « beau », « changement », « excellence », « féminisme » « gauche », « nouveau », « progrès », les Dominic Champagne, Michel Marc Bouchard, Sarah Berthiaume, Carole Fréchette, Fabien Cloutier, Lise Vaillancourt, Jean-Claude Germain (on en passe !), démontrent chacun à leur façon à quel point le vocabulaire est contaminé et le langage miné.

Par exemple, que veut dire « québécois », se demande Larry Tremblay, qui voit dans ce mot un « adjectif qui n'arrive pas à devenir un substantif ». Il serait important de le savoir lorsqu'il est utilisé avec le mot « valeur » (celui-ci interrogé par David Paquet, heurté par l'expression « J'ai des valeurs, moi ! »). Que devient le mot « radical » que Guillaume Girard voudrait voir exister sur la scène du TNM, « ce gros lion dégriffé » écrit-il dans une lettre dévastatrice à Lorraine Pintal ? Qu'est-ce que le « progrès » lorsqu'il passe par TransCanada ?, questionne Philippe Ducros. Pourquoi personne ne s'entend plus sur le sens du mot « féminisme », souligne Catherine Léger, qui propose à la ministre de la Condition féminine de créer l'Ordre des féministes du Québec ?

Un tel exercice pourrait être fastidieux pour le public s'il n'était pas encadré par la règle stricte des trois minutes par lecteur, et le spectacle avance rondement, ponctué et lié par la musique parfois stridente d'Éric Forget au daxophone.

Le résultat est inégal, ce qui est inévitable dans ce type de formule à voix multiples car, forcément, la qualité ou la pertinence des textes varie d'un lecteur à l'autre, puisqu'on privilégie la liberté et la diversité de parole, qui est tour à tour engagée, drôle, grave, colérique ou défaitiste selon les auteurs. L'avantage est que tout le monde peut y trouver son compte.

PAROLE ATOMISÉE

On entend beaucoup ces temps-ci que le Québec est rempli d'orphelins politiques. L'impression générale qui se dégage de cet Abécédaire salutaire, qui défoule beaucoup par moments, est aussi celle d'une atomisation d'une parole collective, dissoute dans des paroles individuelles au détriment, peut-être, d'un discours commun.

Chacun use de sa propre voix pour défendre sa cause - combattre le pétrole, le capitalisme, le patriarcat, l'homophobie, la xénophobie, l'austérité, la fadeur artistique -, mais la lame de fond espérée exige probablement que l'on parle d'une seule voix.

Nous l'avions souligné pour le spectacle Attentat au Quat'Sous, les braises du printemps 2012 semblent réchauffer ces spectacles bondés de participants comme l'est l'Abécédaire de Choinière. Mais on les sent cruellement orphelins de ce qui a été vécu ensemble il y a deux ans.