Emmanuelle Béart, qui n'avait pas joué au théâtre depuis plus de 10 ans, a renoué avec les planches au mois de mars dernier dans une pièce d'Albert Camus, Les justes. Stanislas Nordey, vu au printemps dans Ciels de Wajdi Mouawad, dirige cette production imposante à l'esthétique aride que le directeur artistique du Théâtre français du Centre national des arts d'Ottawa présente en exclusivité jusqu'à samedi.

L'actrice française défend avec vigueur le rôle de Dora Doublebov, seule femme d'une cellule terroriste déterminée à mettre fin à la dictature tsariste du début du XXe siècle. Elle ne brille toutefois pas plus que les autres acteurs de la distribution, globalement de très bonne tenue. Le metteur en scène a en effet pris soin de faire de cette pièce sans héros une production sans vedette.

Les justes, c'est d'abord le territoire de la pensée. Camus en montre la mécanique et, surtout, en explore les zones grises dans cette pièce qui pose des questions non seulement délicates, mais peut-être insolubles: au nom de qui ou de quoi peut-on tuer? Jusqu'où peut-on aller pour défendre une idée ou exercer l'autorité? Qui, en somme, est dépositaire de la Justice?

Stanislas Nordey explore le maillage des idées et de la violence en prenant le parti de la cérébralité. Ses acteurs disent leur texte de manière désincarnée en prenant soin de n'escamoter aucune syllabe. Chez Vincent Dissez (Kaliayev), ça devient presque du slam. Le plus souvent, les interprètes ne se regardent pas, ne se touchent pas et se déplacent en suivant un plan soigneusement établi. L'austérité de la mise en scène n'est brisée qu'au quatrième acte, le seul où les personnages prennent une dimension un tant soit peu humaine.

C'est net, c'est beau à voir et propice à la démonstration de la pensée de Camus, bien que pas toujours favorable à sa réception. L'atmosphère lourde et le rythme lent peuvent en effet rendre l'expérience pénible, surtout au cinquième et dernier acte, qui traîne en longueur. Mieux vaut en être averti: Stanislas Nordey propose un théâtre exigeant.

Sa mise en scène place cette production dans un curieux entre-deux (c'est à la fois extrêmement classique et radicalement moderne), mais s'avère au final d'une cohérence exemplaire. Elle est de plus servie par des interprètes entiers (dont Wajdi Mouawad dans le rôle de Stepan), soucieux de faire corps avec les autres et avec le texte.

On peut ne pas se sentir touché par ce spectacle froid et esthétisant - ou décrocher, par moment. Or, il est difficile de ne pas y trouver matière à réflexion. Camus jongle avec des questions qui, à une époque où le Canada est encore engagé en Afghanistan, où les intégrismes s'affrontent et où les relations internationales sont pour le moins polarisées, ne peuvent que trouver un écho.

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Jusqu'à samedi au Théâtre français du CNA.