Ce n'est pas Jean Valjean ni Javert ou Cosette, mais bien Les Misérables que Victor Hugo a choisi d'intituler son grand roman historique et social. La comédie musicale du même nom, dont c'était la première montréalaise mardi à la Place des Arts, est particulièrement respectueuse de cette ligne directrice: le peuple opprimé, défait, battu, se relève pourtant sans cesse, porté par une volonté invincible d'améliorer son sort. Hugo aurait aimé cette vision très collective de son oeuvre, créée à Québec il y a deux ans et présentée à Montréal dans le cadre des FrancoFolies, après 124 représentations dans la capitale.

En effet, si les mélodies fortes et les solos solides abondent dans le célèbre «musical» tiré du roman, ce sont néanmoins le choeur de 24 chanteurs-comédiens (qui changent une vingtaine de fois de costumes et de perruques!), les numéros d'ensemble (à l'usine, sur le port, dans Paris, au café des jeunes révolutionnaires, sur la barricade...) et l'orchestre qui tiennent véritablement la vedette dans cette version menée à un rythme très soutenu, appuyée par une mise en scène intelligente et épurée de Frédéric Dubois ainsi qu'une direction du mouvement extrêmement efficace et sensible, signée par la chorégraphe Geneviève Dorion-Coupal.

À l'aide de grands tulles sur lesquels sont écrits les principaux lieux, dates ou noms des personnages, l'oeuvre musicale de Boublil et Schönberg est tout à fait limpide (bien que la lecture du programme soit toujours recommandée...), et les décors, minimaux et bien pensés, suffisent, toute la place étant réservée au propos fondamental des Misérables: près de 150 ans se sont écoulés depuis que Hugo a écrit cette fresque, et on ressent encore véritablement la misère, l'inégalité de la condition et l'injustice sociale («tout et toujours d'un seul côté»), ces ferments qui ont mené peu à peu, mais inexorablement, à la naissance de la démocratie. Ce qui ne changera sans doute jamais, c'est la rapacité de certains êtres, et le couple Thénardier (interprété avec truculence par Jean-Raymond Châles et Kathleen Fortin) est là pour nous le rappeler.

S'adapter à la salle

On soulignera également la qualité des arrangements et de la direction d'orchestre (16 musiciens sous la baguette du chef Yves Bouchard): rarement ai-je entendu, dans une comédie musicale montée au Québec, de telles subtilités orchestrales. La salle Wilfrid-Pelletier étant plus vaste que le Capitole de Québec, où ces Misérables ont été créés, il faudra à la troupe projeter et articuler plus encore, notamment dans la première partie du spectacle, où il était parfois difficile de saisir le texte, et donc sa portée, sa beauté, son actualité.

Est-ce aussi en raison de la première, toujours source de grande nervosité? Tant Gino Quilico (Jean Valjean) que Myriam Brousseau (Cosette adulte) ont éprouvé quelques petites difficultés vocales. Quelques pépins d'éclairage (ou plutôt d'obscurité) et de micros sont également survenus au cours de cette première à Montréal - sans oublier le coup de fusil de Valjean, qui n'est pas parti pendant la scène de la barricade. Mais cela fait partie des habituels aléas des premières de grands spectacles.

Et surtout, qu'à cela ne tienne, puisque cela a permis à d'autres solistes de démontrer leur talent. En ce soir de première, on soulignera particulièrement le jeu de Kevin Houle, qui campe un Enjolras (l'étudiant révolutionnaire) vraiment prenant, de Kathleen Fortin en Madame Thénardier admirablement vulgaire (et hilarante), du jeune Émilien Néron qui interprète magnifiquement Gavroche, de Sophie Tremblay à la diction claire et au beau timbre en Éponine adulte, de Geneviève Charest en Fantine broyée par la misère et ses rêves... Dans le rôle ingrat et sévère de Javert, Alexandre de Grandpré a très bien tiré son épingle du jeu.

Bien que d'une durée de 3 h 10 (y compris un entracte de 20 minutes), le spectacle passe étonnamment vite, mais on recommandera quand même les représentations en matinée si on y va en famille. Les représentations se poursuivent jusqu'au 19 juin, à la Place des Arts, dans le cadre des 22e FrancoFolies de Montréal.