Avant que ne volent les acrobates, l'art équestre se déploie sur la piste en des évolutions inédites. Toujours au rythme du cheval, merveilleux impondérable.

Si la Maison symphonique de Montréal s'avère une magnifique addition au parc international, Laval peut se targuer de représenter, pour quelques mois, la plus prestigieuse «Adresse équestre» du monde avec la création d'Odysséo, le deuxième spectacle de Cavalia.

Plantée du côté ouest de l'autoroute 15 à la hauteur du boulevard Saint-Martin, la structure -le plus grand chapiteau mobile au monde- a de quoi impressionner. Et plus encore de l'intérieur où aucun obstacle n'obstrue la vue, où que l'on soit placé dans les gradins de 2290 sièges.

Tantôt steppe, tantôt lac et forêt, la scène de 2500 m2 se déploie sur trois niveaux et 600 tonnes de roc, terre et sable. Au fond, 13 écrans mobiles où sont projetées des images de synthèse en 3D; au plafond, 70 tonnes d'équipement: spots, enceintes, rails, crics et divers autres gréements de la nouvelle technologie du cirque.

Mais tout ce déploiement technique et scénographique, bien que spectaculaire, ne constitue que l'enveloppe de ce qui reste l'essence d'Odysséo et de Cavalia: les évolutions scéniques du cheval et de l'homme, qu'il soit cavalier ou acrobate, et la poésie qui s'en dégage. Normand Latourelle, producteur, idéateur et directeur artistique de Cavalia, a mis la barre haut: «Pour Odysséo, nous nous sommes fixé comme objectif de réaliser à un niveau jamais atteint l'intégration, le mariage, de l'art équestre, des arts de la scène et de la technologie multimédia.»

Une expérience nouvelle

Ambitieux programme où les standards à dépasser sont ceux-là mêmes qu'a établis Cavalia depuis sa création à Shawinigan, en 2003. En huit ans, plus de trois millions de spectateurs ont vu l'une ou l'autre des diverses incarnations du spectacle des Lusitaniens blancs du couple Delgado-Pignon, qui ont fixé l'image de marque de Cavalia, aux Arabes que Silvia Zerbini dirigeait de la voix dans des danses à dix (chevaux). Après plus de 2000 représentations au Canada, aux États-Unis et en Europe, Cavalia s'embarquera pour la Chine au début 2012.

On «sentira» le glorieux pionnier, dit Normand Latourelle, mais Odysséo, déjà engagé dans les «avant-premières» qui mèneront à la grande première du 11 octobre, propose un voyage très différent. Quel a été le principal défi? «Accepter de travailler sur un casse-tête dont tu ne vois pas l'image complète avant la fin. Les morceaux se mettent en place les uns après les autres, mais sans que n'apparaisse clairement l'image finale. Et ça, c'est angoissant...» Une angoisse nourrie par ailleurs par l'ampleur même de l'investissement 30 millions de dollars , ce qui place Odysséo, avec celles du Cirque du soleil, parmi les plus grosses productions du showbiz québécois.

Au rythme du cheval

La différence se situe dans la place qu'occupe à Cavalia, ce magnifique impondérable appelé cheval... Et personne n'est plus à même d'apprécier cet artiste né que le Benjamin Aillaud, le directeur équestre d'Odysséo. Depuis 30 ans -il en a 35-, il n'est, pour ainsi dire, jamais descendu de cheval: il a fait de la compétition internationale en dressage et en saut d'obstacles avant de se consacrer à l'attelage, où il a été deux fois vice-champion du monde et quadruple champion de France en attelage à quatre. Un crack.

«Tout est tellement fragile», nous dira ce Toulousain de naissance, arrivé dans l'aventure Odysséo l'automne dernier alors que le temps commençait déjà à presser. Depuis, il a, comme il dit, «éduqué» 60 des 69 chevaux du spectacle, en plus des jeunes cavaliers qui l'entourent et de six acrobates qui, après six mois, ont décidé de partir parce qu'ils ne voyaient pas l'art équestre comme faisant partie de leur métier.

«On est en train de livrer quelque chose d'assez complexe, ici. Avec des jeunes chevaux et des jeunes gens. Dans ces conditions, l'expression «rien d'acquis» dépasse largement le cliché: un après-midi, tu fais un festival, tout baigne, et le soir, paf! tu prends une gamelle...»

Dans l'inédit

Benjamin Aillaud n'angoisse pas outre mesure sur le danger de «gamelle», mais le caractère totalement inédit de certains numéros qu'il a conçus et chorégraphiés le garde, disons, dans une certaine fébrilité... «Dans l'ouverture de la deuxième partie, on a 36 chevaux en liberté dont la moitié sont des étalons: du jamais vu. Trente-six chevaux en liberté avec neuf personnes, voilà une formidable concentration d'énergie qui peut vous exploser dans les doigts. Et ça, ça garde les gens éveillés.»

Éveillé, Benjamin Aillaud doit l'être lui-même à peu près 18 heures par jour. Il est aux écuries quand les chevaux déjeunent, autour de 6 h, et ne part pas le soir sans s'assurer personnellement du bien-être de chacun. «Tout, ici, se fait au rythme des chevaux, à leur rythme physique et mental.» Un rythme auquel tout le monde de la production -plus de 150 personnes- doit s'adapter: des palefreniers dont c'est le lot quotidien jusqu'aux grands concepteurs. Ainsi, pour habituer les chevaux aux changements d'éclairage, Aillaud a travaillé avec Alain Lortie, un vétéran de Cavalia. «Il faut montrer au cheval que la lumière qui change, ce n'est pas le sol qui se dérobe ou la montagne qui lui tombe dessus. Alain est un artiste, il est hyper-attentif à tout ça. Après, il faut faire la même chose avec la musique...» Pas de surprise dans les passes de drums.

Cavalia, on l'aura compris, propose avec Odysséo un spectacle à haut risque, avec les retours à l'avenant. Pour mettre les chances de son bord, Benjamin Aillaud a son art, une technique certaine, mais pas de méthode à proprement parler. Un sens plutôt, peut-être le sixième, celui en tout cas que l'on appelle «horse sense», le «sens du cheval», et qui lui fait tout ramener à la question essentielle: «Si je suis un cheval, est-ce que j'ai du plaisir à faire ce que je fais?»

Georges Lévesque, le mustang de la mode

Ce mardi-là, on a trouvé Georges Lévesque assis devant son ordinateur, à côté de sa table de travail sur laquelle étaient étalées les pièces de l'un des 250 costumes d'Odysséo. Le gypsy, l'enfant «bâtard», le cheval sauvage de la mode québécoise était mort, emporté par une crise cardiaque à un mois de son 60e anniversaire qu'il aurait célébré demain.

«Oui, le choc a été dur», dira Michèle Hamel, première partenaire de création et d'affaires de Georges Lévesque, dans la ligne Pur Hasard en 1975. Trente ans plus tard, elle retrouvera son «vieux complice» dans l'équipe de Don Juan du tandem Félix Gray/Gilles Maheu. Et encore, au début de 2011, pour cette deuxième production de Cavalia à laquelle elle mettait la dernière main quand on l'a jointe cette semaine à son atelier.

«Georges et moi, on travaillait super bien ensemble», lance Michèle Hamel qui, après l'aventure Pur Hasard, s'est orientée vers la conception de costumes pour le cinéma et la télévision où elle a remporté à peu près toutes les récompenses imaginables: des Gémeaux pour Les filles de Caleb et Marguerite Volant, des Jutra pour Un homme et son péché et Un dimanche à Kigali, un Génie pour Maria Chapdelaine.

«Nous partions tous les deux de la matière, que l'on touchait sans cesse pour s'en inspirer. Georges se drapait d'une pièce que je commençais à épingler sur lui. On travaillait le tissu, on le teignait, on le lavait: toute la démarche était très sensuelle.»

Pour Cavalia, les paramètres de la direction artistique touchaient plus l'esprit du spectacle que le type de costumes à lui donner. «Il ne s'agissait pas de recréer des costumes d'époque, mais de rester dans le référentiel pour évoquer soit des époques, soit des régions.»

Si le prestigieux tandem est resté dans son style - «drapé, plissé, asymétrique, flou» -, il fallait se plier aux contraintes des artistes sur la piste, très différentes, on le comprend vite, pour l'élégant cavalier de carrousel et pour le trick rider passant sous le ventre de son cheval lancé au galop. Contraintes des acrobates aussi: ici, des nymphes aériennes accrochées à des tissus (c'est d'ailleurs le nom de la discipline); là, des ressorts humains engagés dans des séries de saltos où il est de prime importance de ne pas s'enfarger dans des pantalons trop grands...

Des créateurs de la trempe de Georges Lévesque et de Michèle Hamel, par ailleurs, restent en quête constante d'originalité, tant par rapport à leur production passée qu'au su de la compétition. «Il y a beaucoup de spectacles de cirque à Montréal et on y voit du très beau travail», dira encore Mme Hamel qui n'a jamais participé à une production de l'ampleur d'Odysséo: 250 costumes pour une cinquantaine d'artistes répartis dans les rôles que l'on sait, une équipe d'une vingtaine d'artisans qui ont coupé, teint, cousu, assemblé qui les guêtres de cuir qui la veste cosaque.

«Le défi était grand, mais je crois que Georges et moi avons réussi à rendre l'esprit d'Odysséo, à illustrer par le costume toutes ces ethnies et ces peuples de cavaliers qui ont marqué la relation de l'homme avec le cheval.»

Avec la création d'Odysséo puis le retour sur scène de Sherazade et de Don Juan, «l'esprit» de Georges Lévesque vivra encore bien des années sur les scènes du monde. Après, il restera le souvenir d'un créateur total qui, pour plusieurs, était «l'âme» de la mode montréalaise.

Un nouveau cavalier

Wayne Fowkes avait vu Cavalia une fois, à San Francisco, et l'artiste en lui avait été touché par la grande beauté de cette évocation poétique de la rencontre entre l'homme et le cheval.

L'hiver dernier, à la ferme Cavalia de Sutton, le Britannique a passé quatre jours assis dans le manège à regarder travailler les chevaux. Toujours en se tenant loin, car il avait toujours à l'esprit la mise en garde de ses parents: «Ne t'approche pas: ils vont t'envoyer une ruade!»

«J'observais Benjamin (Aillaud, le directeur équestre) et j'étais renversé: monté sur un cheval, ce gars-là a l'air d'un roi. J'essayais de m'imprégner du mouvement, du rythme des chevaux, ces monstres qui vous observent sans avoir l'air de vous regarder.»

Quelques semaines plus tard, Wayne Fowkes prenait la décision d'abandonner la direction artistique de Notre-Dame de Paris pour se lancer à la conquête du cheval en acceptant la mise en scène d'Odysséo. Il est revenu à Sutton avec un canevas sur lequel il a travaillé avec Aillaud, les deux tentant de conjuguer le propos équestre et artistique avec les exigences d'intégration des différentes composantes scéniques, techniques et logistiques. Un immense défi.

«Odysséo est une machine énorme où le travail en coulisse est plus complexe encore que sur la piste. Il faut amener les chevaux de l'écurie, les parer et les seller, les réchauffer pendant que les artistes changent de costumes: c'est dément!»

Wayne Fowkes, qui avoue avoir la mèche un peu courte, a appris la patience auprès du cheval, son nouvel ami. Un matin, à Sutton, il a demandé à venir sur la piste, au milieu des «géants». «Une semaine plus tard, je courais avec quatre chevaux à ma suite. Aujourd'hui, je monte à cheval, ce qui me permet de faire pleinement mon métier, c'est-à-dire de découvrir les conditions de travail des artistes que je dirige pour en connaître les difficultés et les dangers.»

Si, selon la formule de Buffon, le cheval est la plus noble conquête de l'homme, Wayne Fowkes s'avère la plus récente conquête du cheval qui le laissera quand même repartir pour Paris où il doit diriger Othello au Palais des congrès. Avec une patience nouvelle pour les colorature distraites...