Molière, le plus célèbre écrivain de langue française, a-t-il écrit les pièces publiées sous son nom depuis plus de 300 ans? L'institution littéraire soutient que oui, mais des voix discordantes se manifestent périodiquement depuis le début du XXe siècle et clament qu'il n'était que le prête-nom d'un auteur encore plus grand. Qui? Corneille.

Dernier en date à défendre cette théorie, Dominique Labbé, universitaire grenoblois spécialisé dans les statistiques appliquées au langage, a publié deux livres au cours de la dernière décennie: Corneille dans l'ombre de Molière (2003) et Si deux et deux sont quatre, Molière n'a pas écrit Dom Juan (2009). Il s'appuie sur les travaux littéraires de Pierre Lous et Hippolyte Wouters, fait une nouvelle lecture du contexte intellectuel de l'époque et ajoute un argument mathématique.

 

Dominique Labbé a en effet mis au point un logiciel permettant de calculer la «distance» entre deux textes. Ses tests effectués sur des textes de Molière et Corneille ne laissent aucun doute selon lui: Corneille est l'auteur des pièces de Molière. «Des tas de documents de l'époque permettent de faire plus que soupçonner cette collaboration», ajoute-t-il.

La certitude de Dominique Labbé repose en partie sur la conviction qu'il existait au XVIIe siècle un système de prête-nom connu de tous. «La majorité des pièces étaient présentées sous le nom d'un comédien et non de leur auteur», affirme-t-il. Surtout lorsqu'il s'agissait de comédies. Corneille aurait ainsi gardé ses tragédies pour lui et, à partir des années 1660, fait jouer ses pièces comiques sous le nom de Molière, pseudonyme par ailleurs adopté par Jean-Baptiste Poquelin après un séjour à Rouen, ville où vivait justement l'auteur du Cid.

Une théorie ridicule?

L'idée défendue par Dominique Labbé retient l'attention d'une partie des spécialistes de Corneille. Une professeure de littérature du XVIIe siècle jointe par La Presse a avoué considérer sérieusement cette théorie, mais n'a pas voulu en parler publiquement de crainte d'être ridiculisée par ses pairs. L'institution littéraire, à commencer par le titulaire de la chaire des études théâtrales à la Sorbonne, Georges Forestier, se plaisent en effet à tailler en pièces la thèse de Corneille nègre de Molière.

Antoine Soare, spécialiste du XVIIe siècle enseignant à l'Université de Montréal, admet quant à lui être intrigué par l'argument statistique de Dominique Labbé. Il ne va toutefois pas jusqu'à lui emboîter le pas. Il n'adhère pas à la lecture du contexte littéraire de l'époque faite par l'universitaire grenoblois, qui n'hésite pas à s'appuyer sur d'obscurs gazetiers (Robinet, par exemple) et à proposer des interprétations de textes connus ou d'événements (la querelle Molière-Corneille) qui vont dans le sens contraire de ce qui est admis par l'histoire littéraire.

Serge Postigo, qui a déjà lu Molière ou l'auteur imaginaire d'Hippolyte Wouters, est familier avec le débat. «J'ai fait une dissertation là-dessus, quand j'étudiais à l'École nationale de théâtre», dit-il. Le metteur en scène admet qu'il y a des faits «très troublants», mais n'est pas prêt à trancher. «Je suis un amoureux de Molière. Que Molière, ce soit Corneille ou Jean-Baptiste Poquelin, à la limite, on peut s'en moquer, dit-il. Je joue Molière.»