Depuis cinq ans, Jacques Aubé dirige, de son bureau au Centre Bell, les destinées de la plus grande salle de spectacles en ville. Il dirige aussi evenko (anciennement Groupe Spectacles Gillett), le plus important promoteur de spectacles indépendant au Canada. Pourtant, ce père de deux enfants et ex-joueur de hockey est avant tout un homme de coulisses qui préfère les chiffres aux lumières et aux caméras.

Jacques Aubé ne comprenait pas pourquoi je voulais le rencontrer. Ni quel intérêt pouvait bien présenter son histoire. Mes raisons étaient assez simples. À titre de promoteur de spectacles le plus important à Montréal, Jacques Aubé est devenu, par la force des choses, l'arbitre de nos goûts en matière de musique populaire et celui qui dicte quels spectacles nous consommons, en grand nombre au Centre Bell et en plus petit nombre au Métropolis, à l'Olympia, au National, à la Sala Rossa ou à l'Astral. Évidemment, Jacques Aubé ne travaille pas seul, mais avec l'aide de Nick Farkas, son acheteur en chef, et d'une équipe de 43 personnes qui le conseillent et qui le tiennent au courant de l'arrivée en scène de tel nouvel artiste ou de l'affection prononcée des Montréalais pour tel autre.

 

Évidemment aussi, ce n'est pas Jacques Aubé qui dicte les goûts du public, mais le public qui lui fait savoir ce qu'il aime ou ce qu'il n'aime pas. Il reste que, lorsque Jacques Aubé décide qu'un concert de U2 à l'Hippodrome de Montréal en plein mois de juillet serait une bonne idée, malgré le manque d'infrastructures et malgré les conflits d'horaire de Bono et de ses amis, il ne fait pas que créer l'événement. Il entraîne 160 000 Montréalais dans un lieu qu'ils n'ont pas l'habitude de fréquenter et leur offre un mégaspectacle dont ils auraient très bien pu se passer mais dont les billets se sont tout de même écoulés en un rien de temps après leur mise en vente.

Dans le bureau du vice-président de 48 ans, au crâne complètement lisse et aux yeux bleu piscine, pas de mur des célébrités avec le v.-p. posant au bras d'une pop star au sourire figé. Les quelques bibelots qui meublent son bureau témoignent de la sobriété de ses priorités: une sculpture en verre à l'effigie du Canadien, l'affiche signée de l'exposition de tableaux de Ron Wood, une petite photo encadrée d'Aubé et Bono et, juste à côté, une boîte vitrée où dorment deux baguettes portant le nom imprimé de Stewart Copeland, batteur de The Police.

Hockey et comptabilité

L'absence de bibelots plus spectaculaires tient à deux facteurs: Jacques Aubé est un gars de coulisses qui courtise les agents plus que les stars. Et son intérêt pour la musique populaire ne remonte pas à Elvis ni même aux Beatles, mais à il y a une dizaine d'années seulement. Avant cela, sa vie se résumait à deux mots: hockey et comptabilité. Et qu'il se retrouve aujourd'hui plongé dans le monde du spectacle tient un peu du hasard et beaucoup du hockey.

Né à Verdun en 1961, Jacques Aubé est le fils aîné de Réal Aubé, cultivateur de pommes de terre acadien devenu livreur de marchandises de plomberie. Peut-être parce que son père n'avait qu'une deuxième année ou peut-être à cause du gène de l'ambition, le jeune Aubé semble avoir décidé assez tôt de foncer dans la vie, d'abord sur la patinoire, où il a fait partie d'une ligue de hockey mineur, puis à l'école, où les mathématiques n'avaient aucun secret pour lui. Passionné de hockey, mais lucide au point de ne pas trop nourrir d'illusions sur ses chances de se rendre à la Ligue nationale, Aubé a fait son cégep en sciences pures à Sorel uniquement pour pouvoir continuer à jouer au hockey junior majeur. Avec environ 70 matchs à disputer par année, autant dire que le cégépien n'avait pas le temps de se tourner les pouces.

Après un bac en comptabilité à l'UQAM, il devient officiellement comptable agréé. Il obtient son premier poste chez Zittrer Siblin, petite firme de comptables majoritairement anglos et juifs. Pourquoi une entreprise qui transigeait surtout avec le milieu du vêtement, rue Chabanel, a-t-elle embauché ce jeune Canadien français de Verdun diplômé de l'UQAM? Parce que la direction de la firme voulait franciser ses affaires, mais surtout parce qu'elle avait besoin d'un bon ailier droit pour scorer dans la ligue de hockey des comptables agréés. Et comme de raison, pendant plusieurs années, l'équipe de Zittrer Siblin réussira très bien grâce, entre autres, au joueur Aubé.

Au tournant des années 90, Zittrer Siblin fusionne avec Ernst&Young et abandonne ses airs de petite famille pour devenir un des quatre joueurs majeurs du monde. Après neuf ans de loyaux services et de hockey, Aubé choisit d'aller voir ailleurs. On le retrouve gestionnaire de tours à bureaux pour le groupe Magil Laurentienne. Il gère un parc immobilier de deux millions de pieds carrés: une immense patinoire, mais pas nécessairement la patinoire la plus excitante en ville.

Jacques Aubé sait que le hockey lui a ouvert sa première porte professionnelle. Ce qu'il ignore, c'est que le hockey va bientôt lui ouvrir la plus grande porte de toutes: celle du club Canadien. Ou peut-être ne l'ignore-t-il pas tant que ça...

Dans l'ombre des coulisses

Depuis le début de notre entretien, Jacques Aubé a beaucoup parlé de hockey, mais il a oublié de me mentionner un détail assez important: au temps où il jouait au hockey à Verdun, il avait un coach. Celui-ci était nul autre qu'Aldo Giampaolo, PDG du Groupe Spectacles Gillett. En 1997, un an après l'ouverture du Centre Bell (l'ex-Centre Molson), Giampaolo propose la candidature de Jacques Aubé à Ronald Corey, qui se cherche un directeur des finances.

«Je savais que c'était un joueur d'équipe travaillant, passionné, avec un bon jugement et une bonne formation», raconte l'ex-entraîneur, aujourd'hui producteur au Cirque du Soleil. Corey a accepté assez rapidement la candidature d'Aubé.

«Je me souviens que la première journée où je me suis présenté au travail, je me suis dit que, finalement, j'avais réussi à me rendre à la Ligue nationale», raconte Jacques Aubé avec un sourire.

Comme les deux hommes se connaissaient bien, Aubé n'a pas tardé à devenir le bras droit de Giampaolo, à apprivoiser les codes du milieu et à apprendre tous les rudiments du métier avec lui. De sorte qu'en 2005, lorsque Giampaolo part au Cirque du Soleil, Aubé est fin prêt à prendre la relève.

Contrairement à Alain Simard, André Ménard, Guy Laliberté ou Gilbert Rozon, Aubé n'est pas très connu du public et ne semble pas particulièrement intéressé à le devenir. L'ombre des coulisses lui convient parfaitement. Tout comme les colonnes de chiffres qui indiquent la montée en flèche des profits. Le comptable en lui n'est jamais très loin et aime bien rappeler que le portfolio de sa boîte est passé en peu de temps de 124 à 722 spectacles par année, dont 70% à Montréal.

Cela n'empêche pas Jacques Aubé de se battre parfois âprement pour mettre la main sur un spectacle. Montréal n'est pas L.A. ou New York. Parfois, il faut jouer du coude pour attirer un gros nom. C'est ce qui est arrivé avec U2 et avec son 360o Tour conçu uniquement pour les stades.

Dès l'été dernier, la venue à Montréal de cette immense caravane, qui se déplace avec 200 camions, était condamnée. Le Stade olympique n'étant pas disponible, le promoteur Live Nation, à Los Angeles, ne voulait rien savoir d'un arrêt à Montréal, préférant ajouter une supplémentaire à Boston. Aubé s'est mis en mode persuasion. Il a profité du passage de U2 à New York pour aller faire un deuxième pitch, cette fois avec les plans et les devis d'aménagement de l'Hippodrome. Nouveau refus. Qu'à cela ne tienne: Aubé est retourné au front lors du passage de U2 à Toronto. «Ce jour-là, pour la première fois, j'ai senti une ouverture de leur part», raconte-t-il.

L'entente s'est conclue en novembre dernier au Pasadena Rose Bowl, où U2 jouait devant 100 000 personnes. Les comptables du groupe ont même accepté d'assumer des frais de quatre millions dont trois pour les gradins qui devront être installés à l'Hippodrome. Avec 160 000 billets déjà vendus, autant dire qu'ils seront remboursés au centuple. Jacques Aubé est d'autant plus fier de son travail que U2 est un des rares groupes dont il est un fan. Il ignore encore quel sera son prochain grand coup. Mais les soirs où Montréal vibre du son de mille musiques qui se déversent sur des salles bondées de jeunes et de moins jeunes, il sait qu'il est un peu l'artisan de cette frénésie. Ces soirs-là, il est content d'avoir troqué les ligues mineures du hockey pour les ligues majeures du spectacle.