Certains voient encore Julie Vincent comme l'ex-ésotérique dans Virginie. D'autres n'ont jamais oublié sa performance poignante dans Mourir à tue-tête, où elle jouait le rôle d'une victime de viol. Mais tout cela est bien loin. Devenue dramaturge et metteuse en scène depuis, Julie Vincent nous revient avec Le portier de la gare Windsor, inspirée de sa rencontre avec un architecte de Montevideo, son port d'attache après Montréal.

Tout a commencé au défunt café Les Gâteries, en face du carré Saint-Louis. Julie Vincent enseignait encore l'impro à l'École nationale de théâtre. Elle venait de boucler la boucle avec La robe de mariée de Gisèle Schmidt, une pièce qu'elle a écrite et mise en scène à l'Espace Go au printemps 2006.

 

Après cette fabuleuse expérience, autant avec la troupe du Théâtre Petit à petit qu'avec l'actrice Gisèle Schmidt, qui s'est malheureusement éteinte avant de voir la pièce, Julie Vincent se sentait un peu comme le personnage de Réjean Ducharme qui, dans la pièce Ha ha!, déclare: «Après le paradis, ça coupe carré.»

Assise à sa place habituelle aux Gâteries, elle savait qu'elle voulait écrire une nouvelle pièce, mais elle ne savait pas encore sur quoi. Son esprit vagabond s'est mis à imaginer toutes sortes de sujets potentiels. Elle a pensé aux immigrants qui quittent tout et qui, par la même occasion, perdent souvent tout. Elle s'est dit que son personnage principal serait un immigrant. Puis elle a pensé à Montréal et à la perte de beauté qu'elle y constatait chaque jour en traversant la salle des pas perdus de la gare Windsor et en prenant le train pour Dorval, où elle vit depuis 10 ans.

Cette piste l'a menée tout naturellement vers le personnage d'un architecte immigré qui serait devenu clochard. Julie Vincent était en train de noter cette dernière idée quand elle a remarqué, assis non loin d'elle, un homme d'un certain âge qui lisait un bouquin de Rilke avec un dictionnaire. Intriguée, elle l'a abordé en lui demandant s'il était écrivain.

«Et là, poursuit Julie Vincent en me fixant avec un regard fiévreux sur la banquette de L'Évidence, son nouveau repaire depuis la fermeture des Gâteries, tu ne me croiras pas, mais je te jure que c'est vrai, que c'est arrivé, que je n'ai pas rêvé. L'homme m'a répondu: «Non, je suis architecte, mais considérez-moi comme un vagabond.» Il était né à Montevideo, en Uruguay, avait quitté son pays en 1973, après le coup d'État, et avait fait mille et une choses en arrivant à Montréal, où il vivait depuis 35 ans. Nous avons parlé longtemps avant de décider de nous revoir au même café le vendredi suivant. Grâce à lui, j'avais trouvé mon personnage et la force centrifuge de mon récit.»

Joies et déceptions

Ainsi naquirent non seulement une amitié, qui dure toujours, mais une forme d'échange culturel entre l'actrice montréalaise et cet architecte vagabond (devenu traducteur et producteur de cidre). À son contact, Julie Vincent a appris l'espagnol et conçu un réel intérêt pour Montevideo, une ville artistique et culturelle qui a vu naître Lautréamont et Gardel (le créateur du tango), et où le français fut longtemps la deuxième langue.

Avec l'aide de l'Alliance française de Montevideo, Julie Vincent fut invitée par le Teatro Victoria à monter la version espagnole de La robe de mariée de Gisèle Schmidt avec des acteurs uruguayens.

«C'est en vivant là, pendant deux mois, que des liens ont commencé à se créer et que la perspective de ce que pourrait être une coopération culturelle entre Montréal et Montevideo est apparue à mes yeux. Ces gens-là sont tellement curieux, intéressés et intéressants. Et puis, ils m'ont accueillie à bras ouverts, sachant que le Québec avait été une terre d'accueil pour leurs réfugiés politiques.»

En tout, depuis 2007, Julie Vincent est allée six fois à Montevideo. Elle y a vécu de grandes joies, mais aussi, de son propre aveu, quelques déceptions. La dernière concerne justement Le portier de la gare Windsor, que Julie Vincent a finalement écrite et qui a pris l'affiche à la salle Fred-Barry cette semaine.

En principe, la pièce devait aussi être invitée au prestigieux Teatro El Galpon de Montevideo. Pendant deux ans, la direction du théâtre a appuyé le projet et manifesté son intérêt à le produire. Puis subitement, il y a quelque temps, la direction a fait volte-face et laissé tomber le projet pour des raisons soi-disant idéologiques.

«J'ai jamais trop su les vraies raisons. Je me console en me disant que cette pièce va devenir un conte qui sera lu et interprété à Buenos Aires cet été. Je sais que tout cela a l'air un peu bizarre mais, à mes yeux, tout cela a un sens.»

Un sens, peut-être, mais lequel? Julie Vincent serait-elle comme ces Québécois qui, en franchissant le cap de la cinquantaine, cherchent une porte de sortie et un prétexte pour fuir ailleurs?

«Montevideo, ce n'est pas une fuite. C'est un enrichissement, répond-elle. J'aime l'idée d'ouvrir mes horizons, mais c'est vrai qu'en passant le cap de la cinquantaine, j'ai voulu partir à la rencontre d'une culture et m'en remettre au hasard, comme je le faisais à 20 ans. J'avais besoin de trouver un petit diamant qui brille, et j'ai trouvé cet homme. Grâce à lui, j'ai l'impression qu'une certaine braise de ma jeunesse s'est ravivée.»

S'ouvrir à d'autres univers

Sa jeunesse, Julie Vincent s'en souvient comme si c'était hier. Élevée à Montréal-Nord dans une famille de quatre enfants, fille d'un agent d'assurances indépendantiste, Julie Vincent fait partie de la fameuse génération lyrique née avec l'avènement du PQ.

«En 76, quand le PQ a été élu, j'étudiais à l'École nationale de théâtre, et mes profs, c'était Gaston Miron, Michèle Lalonde, Victor-Lévy Beaulieu. Je leur dois beaucoup. J'ai vécu grâce à eux de grandes années d'effervescence, et après j'ai vécu, comme beaucoup d'autres, cette perplexité identitaire et l'effritement de mes idéaux. Ma façon de m'en sortir a été de m'ouvrir à d'autres cultures, mais aussi à d'autres univers artistiques, notamment celui de la musique.»

Julie Vincent a en effet interprété le monologue de César et Drana d'Isabelle Doré avec l'ensemble I Musici de Montréal. Elle a été la narratrice de Pierre et le loup, de Prokofiev, mais surtout elle a interprété le rôle-titre de Jeanne au bûcher, d'Arthur Honegger, sous la direction de Charles Dutoit, à Tokyo comme au Carnegie Hall de New York.

À travers ces allers et retours entre la musique et le théâtre, entre Montréal et Montevideo, elle a été professeure d'improvisation pendant 20 ans à l'École nationale. Mais l'an passé, quand l'École de cirque lui a offert un poste de conseillère artistique auprès de jeunes aspirants saltimbanques, elle a hésité un quart de seconde avant de sauter... littéralement dans le vide. «Mon poste est tout nouveau. Il a été créé pour que les jeunes acrobates apprennent à mettre du contenu artistique dans leur technique. J'ai commencé avec un équilibriste suédois. J'ai enchaîné cette année avec un jongleur de balles de rebond de Québec et un Berlinois sauteur de planche coréenne. Au départ, je me suis sentie comme un homard plongé dans l'eau bouillante. Mais bien franchement, cela me fait beaucoup de bien d'être aussi déstabilisée. J'ai l'impression de marcher au bord du précipice le coeur léger. Ça me rebooste, même si je ne suis pas un vieux char.»

Non, Julie Vincent n'est pas un vieux char. Entourée d'un exilé chilien, d'une actrice du Venezuela, d'un acteur né à Lyon et d'une poignée d'acteurs québécois comme Jean-François Casabonne, Geneviève Rioux et Noémie Godin-Vigneau, Julie Vincent signe la mise en scène du Portier de la gare Windsor, mais elle n'y tient pas de rôle. Est-ce parce qu'elle a renoncé à l'actrice en elle? «Non, je n'y ai pas renoncé, mais je sais qu'on ne peut pas rester une jeune actrice toute sa vie et qu'il faut savoir faire certains deuils.»

L'actrice est peut-être en retrait, mais pas l'auteure, la metteuse en scène ni celle qui tente de construire des ponts entre le Nord et le Sud et, surtout, entre Montréal et Montevideo.

Le portier de la gare Windsor, jusqu'au 30 janvier à la salle Fred-Barry.