Lorsque j'ai sollicité Adib Alkhalidey, humoriste québécois d'origine irako-marocaine et de culture musulmane, pour parler de la tragédie de Québec, il m'a écrit: «Si tu es à l'aise de potentiellement me voir pleurer en parlant du sujet, j'embarque.» Je lui ai répondu que j'avais beaucoup pleuré moi aussi. Lorsqu'on s'est quittés, après une heure d'entrevue mercredi, je lui ai dit: «On n'a pas pleuré!» Il m'a répondu: «Non, mais presque», en passant son bras autour de mes épaules. Rencontre avec un jeune sage.

Marc Cassivi: Je ne sais pas comment commencer cette discussion avec toi. Je suis sous le choc, je suis triste, mais je suis aussi déçu de la réaction de ceux qui, dans les médias, refusent de faire un examen de conscience et d'admettre qu'ils ont contribué au terreau fertile de l'islamophobie. Si tu ajoutes du fumier à ta terre, tu aides à faire pousser les légumes...

Adib Alkhalidey: Depuis dimanche, je n'ai rien dit, rien écrit. J'ai peut-être composé 8000 tweets et 200 statuts Facebook que j'ai effacés. Je suis en deuil. Il y a déjà eu des gens dans ma famille qui sont décédés, et j'ai réagi de la même manière. Je me recueille, j'essaie d'honorer la mémoire des victimes, je parle à des proches. Je n'avais pas envie d'inviter des inconnus dans mon deuil. Je sais que certains vont me répondre par la haine. La haine a de nouveaux paramètres. Elle a un nouveau terrain de jeu. On attaque, on détruit, on mine l'estime des gens. On nourrit et on encourage ça. Il n'y a plus de décorum. Le danger, c'est de banaliser la haine en lui offrant de nouvelles tribunes. Quand on m'écrit: «T'es un hostie d'attardé, retourne dans ton pays!», je bloque. Mais on doit réfléchir à ça collectivement.

Marc Cassivi: Pendant que le ton se durcit et se radicalise, certains médias, tant dans la presse écrite que dans la presse électronique, acceptent de diffuser des discours qui, sans verser dans la haine, contribuent à l'intolérance, à la peur, à l'islamophobie, au petit racisme quotidien. Par un effet de martèlement. Tu tapes constamment sur le même clou, en confortant les gens dans leurs préjugés, ça finit par résonner...

Adib Alkhalidey: Justement, les médias devraient s'intéresser à l'impact d'un discours répété sur le cerveau. Pour la première fois de ma vie, je lis des livres sur la neuroscience, et c'est fascinant à quel point on n'est pas conscients des méfaits des discours négatifs, de la haine, de tout ce qui porte à se désolidariser, sur notre cerveau et nos rapports avec les gens.

Marc Cassivi: De manière insidieuse. C'est le pouvoir de l'inconscient. Je viens de lire un essai fascinant sur les préjugés inconscients et les mécanismes de discrimination. Comment les mots choisis dans une phrase influent sur notre manière de penser. Comment notre cerveau peut être dupé. Il faut accepter qu'on puisse avoir tort même si on est convaincu d'avoir raison.

Adib Alkhalidey: Et accepter que notre opinion ou notre jugement sur quelque chose n'est pas quelque chose de fixé. En ce moment, je réfléchis à comment améliorer les choses. J'en ai assez d'accuser. On les connaît, les sources. Surtout les gens de ma communauté. Depuis longtemps, on observe ces discours-là. Aujourd'hui, il faut éduquer les gens. La pire chose à faire avec quelqu'un qui manifeste de la haine, c'est de le traiter d'imbécile. C'est quelqu'un qui a peur. Il n'y a rien de pire, quand tu as peur, que de sentir qu'on ridiculise ta peur. On ne change pas les gens comme ça. Le gars ou la fille, ça fait 20 ans qu'on lui dit dans les médias: «Les Arabes sont dangereux.» Chaque fois qu'il ouvre la télé, c'est ce qu'il entend. Est-ce que moi, je peux faire quelque chose pour lui expliquer que, oui, ça existe, mais que ce n'est pas la réalité? Que ce sont des cas isolés? Que statistiquement, ça ne tient pas la route? Le discours qu'on propage s'apparente à de la paranoïa, à une pathologie. Je pense qu'il faut trouver des solutions. Arrêter l'indifférence. Aujourd'hui, les gens veulent en parler...

Marc Cassivi: Parce qu'il y a eu un drame...

Adib Alkhalidey: Oui. Personne ne veut cautionner ça. Mais ça fait des années qu'on dit que les médias sont indifférents à ce qui se passe. Et qu'ils sont indifférents aux actions positives de la communauté arabo-musulmane. Où sont les médias quand vient le temps de parler des choses qui fonctionnent? Les médias ne peuvent pas continuer à parler, 24 heures sur 24, de ce qui ne marche pas. Je vais me faire dire que je vis dans une bulle d'utopie, mais j'y crois sincèrement. Est-ce que prendre quatre minutes pour montrer ce qui va bien, c'est si farfelu? Ça ne pourrait pas rassurer les gens qui ont peur, de leur montrer qu'on ne vit pas seulement dans un monde aussi atroce que celui qui est dépeint dans les médias? Je préfère chercher, être en mode solutions.

Marc Cassivi: T'as raison. Je suis plus cynique que toi...

Adib Alkhalidey: On a beaucoup de problèmes. On est bons pour les souligner, pour montrer du doigt, pour accuser. Mais on est très mauvais pour comprendre la nature humaine, pour savoir comment on change la perspective des gens.

Marc Cassivi: J'ai été confronté cette semaine à des gens qui refusent de douter. Parce que douter, ce serait pour eux concéder quelque chose aux autres. Alors ils refusent de reconnaître qu'il y a peut-être des conséquences au fait que certains de leurs confrères martèlent depuis des années que la population musulmane est en train de nous envahir et que l'identité québécoise est menacée. L'homme blanc catholique francophone hétérosexuel que je suis n'est pas menacé.

Adib Alkhalidey: Pour changer les perspectives, il faut changer des milliers de petites choses. J'ai des amis profs qui se désolent de voir que certains de leurs étudiants ne savent pas écrire leur propre langue. Il y a une corrélation très forte entre le fait d'être raciste et le fait d'être incapable de construire une pensée par écrit. C'est une des nombreuses choses sur lesquelles il faut travailler. Personne ne pense qu'il est raciste. Les gens pensent qu'ils protègent leur nation, qu'ils sont patriotes. Il y a un examen de conscience à faire sur les efforts, ou le manque d'efforts, faits pour éduquer les gens, pour leur offrir des outils afin de mieux comprendre la société et le monde où ils vivent. Peut-être que je lirais moins de gens qui disent, en parlant des musulmans: «Ils égorgent du monde.»

Marc Cassivi: Ce n'est pas parce qu'on dénonce l'islamophobie qu'on ne reconnaît pas qu'il y a de jeunes musulmans qui se radicalisent, ici même au Québec, et qui partent faire le djihad en Syrie. Il ne s'agit pas de nier que ça existe. Mais ce n'est pas parce que l'islam radical existe que l'islamophobie est une vue de l'esprit. L'un nourrit l'autre.

Adib Alkhalidey: Dimanche, j'étais dans un café, en train de regarder un match de la Coupe d'Afrique des nations entre le Maroc et l'Égypte. Il y avait peut-être 150 Marocains, dans le café, et un Québécois, mon ami, qui s'emballait chaque fois que le Maroc avait une chance de marquer. J'y suis retourné cette semaine et on m'a demandé: «Il est où, ton ami? Ramène-le, on l'a aimé!» J'ai vécu l'envers de la médaille, la journée même de l'attentat. L'ouverture de gens de différentes communautés, qui veulent essentiellement la même chose: aller au café ou au cinéma, vivre une vie normale. Sais-tu ce que j'ai fait, le lendemain? Je n'en pouvais plus de pleurer et de lire des mauvaises nouvelles, alors j'ai écouté Le tour de l'île de Félix Leclerc en boucle. Ça reste pour moi une des plus belles chansons québécoises de tous les temps, qui est associée à un lieu extraordinaire. J'ai refusé que dans ma mémoire, l'île d'Orléans soit associée à un assassin. J'ai refusé de lui donner de l'espace dans mon inconscient.

Marc Cassivi: J'ai trouvé que la réaction de la communauté musulmane à Québec avait été exemplaire...

Adib Alkhalidey: Elle a été extraordinaire. Pas une insulte, pas une réprimande. Et c'est authentique. Je suis allé dans un café de chicha cette semaine, tenu par des Arabes, et personne n'était fâché. Sais-tu ce qu'ils disaient? Que c'est normal que les gens aient peur. C'est ce que disent tous les Arabes que j'ai rencontrés depuis dimanche. Mon père m'a dit la même chose: «Les gens ont peur.» Il va falloir que les Québécois de toutes les confessions comprennent une fois pour toutes que les gens qui viennent ici viennent pour vivre en paix. Il va falloir qu'ils arrêtent de prendre des cas isolés pour des généralités. L'immigration, c'est difficile. Personne ne fait ça en n'ayant pas un espoir, même démesuré, de vivre en paix. Personne. Aujourd'hui, on pleure. Ce qui nous met en colère, ce sont les gens qui souhaitent que l'on régresse. Mais dans nos actions et dans les faits, on s'en va vers quelque chose de meilleur. Je ne l'écrirai pas sur Twitter parce que je vais me faire envoyer chier...