Après Obama, les Rolling Stones débarquent à Cuba. Demain, Mick Jagger et sa bande monteront sur la scène de la Cité sportive de La Havane devant des centaines de milliers de Cubains pour un superconcert gratuit qui a déjà sa place assurée dans l'histoire. Pour les artistes cubains, le vent de changement s'observe par l'effritement lent, mais constant de la censure.

À la Foire internationale du livre de La Havane le mois dernier, l'une des «nouveautés» les plus attendues datait de 1949: le roman 1984, du Britannique George Orwell, qui décrit la vie dans une société totalitaire où l'État contrôle la vie de ses citoyens et ne tolère aucune dissidence.

Même si le régime communiste cubain est loin d'être aussi répressif que celui imaginé par Orwell, l'analogie n'a échappé à personne. D'où la surprise générale de voir ce titre publié. D'autant plus qu'il l'a forcément été avec l'approbation de l'un ou l'autre des échelons du pouvoir, puisque toutes les maisons d'édition cubaines appartiennent à l'État.

Signe d'ouverture du pays pour certains, ruse d'un régime cynique pour donner l'illusion d'une libéralisation pour d'autres, la publication de ce classique a beaucoup fait jaser dans l'île.

Même son traducteur cubain, qui a reçu la commande en avril 2014, soit plusieurs mois avant l'annonce du réchauffement des relations cubano-américaines, ignore qui a eu cette idée tordue.

«Je crois qu'ils ont simplement compris que la littérature n'est pas vraiment dangereuse et que le fait de publier ce livre ne changerait rien [à leur emprise sur le pays]», explique Fabricio Gonzalez Neira, traducteur cubain du livre 1984.

Selon M. Gonzalez, une autre raison beaucoup plus pragmatique pourrait justifier ce choix éditorial: le désir de rentabilité des maisons d'édition cubaines, aux prises avec des problèmes financiers. «Ils savaient que ce titre se vendrait bien.»

Comme de fait, durant les deux semaines de la foire du livre, les exemplaires de 1984 sortaient comme de petits pains chauds du stand de la maison Arte y Literatura.

«À partir des années 90, le gouvernement a commencé à se désintéresser de la culture et à délaisser l'endoctrinement idéologique, souligne pour sa part l'écrivain et éditeur Daniel Diaz Mantilla. Aujourd'hui, [le régime] est avant tout préoccupé par le commerce et le tourisme», dit celui qui se souvient d'avoir lu un exemplaire de contrebande du livre d'Orwell en 1988, alors qu'il était toujours considéré comme de la littérature antirévolutionnaire.

Outre Orwell, plusieurs auteurs cubains et étrangers autrefois interdits trouvent aujourd'hui leur place sur les étagères des librairies cubaines. Si celles-ci demeurent peu garnies, c'est moins à cause de la censure que... des pénuries de papier et du manque de liquidités auxquels fait face l'industrie littéraire depuis des années.

Le doigt dans la plaie

À Guantánamo, à l'autre bout de l'île, l'humoriste Alexis Ayala et son groupe Komotú, spécialisé dans la satire sociopolitique, jonglent depuis 22 ans avec les «limites invisibles» imposées par le régime. «C'est comme marcher sur un fil de fer. Il faut prendre garde à ne pas tomber», image-t-il.

Pour lui, ce qui a le plus évolué au cours des dernières années, ce n'est pas tant la permissivité des autorités que «le niveau d'information du public».

«Quand le pays était plus fermé, les gens n'auraient pas saisi de la même manière notre message, estime Alexis Ayala. Maintenant, avec internet et les voyages à l'étranger, ça change.»

L'humoriste explique que dans ses spectacles, son groupe veut éviter de mettre son public dans une situation où celui-ci pourrait se sentir mal à l'aise d'assister à un discours trop chargé politiquement.

«Pour pouvoir plaire à autant de gens, nous devons équilibrer entre le piquant et le sucré. Nous utilisons les mimiques des acteurs pour que notre message soit moins cru. Mais nous, ce que nous aimons vraiment, c'est le piquant», lance M. Ayala, sourire en coin.

Dans son dernier spectacle, intitulé Le mur, Komotú a érigé un immense mur sur scène afin d'évoquer toutes les barrières légales ou psychologiques qui freinent le progrès de la société et qui, selon les circonstances, peuvent bouger ou tomber.

Alexis Ayala confie que son groupe a toujours pris un malin plaisir à s'amuser avec les limites de la liberté d'expression à Cuba. Il rêve malgré tout de voir ces restrictions disparaître à terme. «Tous les murs finissent un jour par tomber. Et je crois que j'aide un petit peu à cela en ce moment.»

PHOTO FRÉDÉRICK LAVOIE, COLLABORATION SPÉCIALE LA PRESSE

Alexis Ayala, membre du groupe humoristique Komotú, établi à Guantánamo, dans l'extrême est du pays. Depuis deux décennies, le groupe repousse les limites de la satire sociale et politique dans l'île communiste.