À l'automne 2008, quelques jours avant les élections fédérales, est apparue sur YouTube une série de vidéos sous le titre «UnissonsNosVoix.ca». Une trentaine d'artistes québécois - chanteurs-musiciens, acteurs, animateurs - avaient chacun pris 30 secondes pour unir leurs voix contre Stephen Harper.

«Harper, tu nous fais la guerre, tu nous fais la mort, tu nous fais l'amour avec la bouche de tes canons. Tu fais pousser du pétrole, tu piétines Kyoto. Tu nous fais honte aux quatre coins du monde», scandait l'animatrice Catherine Pogonat pendant que défilaient les visages de Christian Bégin, Dan Bigras, Anne-Marie et Sophie Cadieux, Germain Houde, Suzanne Clément, Marc Labrèche, Danielle Proulx et de plusieurs autres qui, par la suite, y allaient chacun de leur mise en garde de 30 secondes.

Sept ans plus tard, toutes ces voix se sont tues. Catherine Pogonat, qui assume pleinement les mots qu'elle a écrits et chantés à l'époque, aurait bien pris part à un nouvel élan collectif. Elle le cherche encore. Quant à la réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette, qui avait mis en oeuvre le projet UnissonsNosVoix.ca et qui, en 2011, a récidivé avec le clip Protégez vos arrières, elle a décidé cette fois de se faire discrète.

Dans un courriel, Anaïs explique avoir choisi d'agir à titre de citoyenne et non d'artiste, en contactant le parti qu'elle appuie et en lui offrant son aide. Elle a aussi discuté de la meilleure façon d'agir avec son conjoint, Émile Proulx-Cloutier.

«Mais les expériences passées nous ont appris que la parole des artistes n'est pas nécessairement la bienvenue auprès de ceux qu'on aimerait toucher, m'écrit-elle. Le mieux qu'on puisse faire est de convaincre les 18-25 ans d'aller aux urnes quand on a la chance de les rencontrer.»

En 2008, l'acteur et animateur Christian Bégin avait personnellement contacté plusieurs artistes pour qu'ils participent à UnissonsNosVoix.ca. Cette année, il avoue que la lassitude l'a gagné. «On n'a pas beaucoup parlé de culture dans cette campagne. La culture? What for? Les artistes, dans ce contexte, n'ont pas bonne presse, m'écrit-il. On a cultivé l'impression que les artistes sont des enfants gâtés qui se plaignent le ventre plein et leur prise de parole, dans cette perspective, est indécente.»

Ce sentiment de lassitude et d'impuissance semble partagé par bon nombre d'artistes québécois qui ont décidé de passer leur tour. Or, c'est exactement le contraire qui se passe en ce moment au sein de la communauté artistique anglophone pancanadienne.

Rock against Harper

Pour une rare fois, des artistes anglophones, surtout des musiciens, mais aussi des écrivains, comme Margaret Atwood, ont lancé une charge sans précédent contre Harper. Vendredi à Calgary, Rock against Harper, une compilation de chansons contre le premier ministre sortant, a vu le jour. Les membres d'une demi-douzaine de groupes rock y ont participé, dont les Pygmies avec la chanson Degenerate, ou encore le groupe féministe The Shiverettes qui a intitulé sa chanson Stephen Harper, Suck My Dick.

Au sein du mouvement Apathyisboring, qui mêle art et technologie, on cherche à inciter les plus jeunes à voter. Idem pour VoteParty.ca, qui présente une vidéo où David Suzuki, Miss Univers et plusieurs autres personnalités invitent les jeunes à se faire une sortie élections avec un électeur qu'ils auront recruté.

Dans le même ordre d'idée, la chanteuse Grimes a organisé un concours de selfies de jeunes en train de voter. Les gagnants de chaque ville recevront des billets de concert gratuitement.

Des lendemains qui chantent

Mais le mouvement le plus rassembleur est celui d'#ImagineOct20th, qui a donné lieu à une série de concerts dans plusieurs villes canadiennes, dont un à Montréal pendant le week-end de l'Action de grâce.

Le mouvement a été lancé par Torquil Campbell, chanteur et parolier du groupe Stars, un Britannique de naissance qui vit au Canada depuis plusieurs années et qui n'a toujours pas sa citoyenneté canadienne. De tous les artistes anglophones, il est le plus déchaîné contre Harper, qu'il ne cesse d'invectiver sur scène ou sur son compte Twitter.

«À ma grande honte, m'annonce-t-il depuis son autobus de tournée, je ne me suis pas engagé pendant la campagne de 2008 et, cette fois-ci, j'ai décidé de me rattraper pour qu'on se débarrasse une fois pour toutes de ce cryptofasciste qu'est Harper, un homme cruel qui fait mal à ce pays depuis trop longtemps et qui doit partir. Et si, pour y arriver, il faut que je dise des choses outrageantes, je vais les dire. D'autant plus que je n'ai pas le droit de voter et que je n'ai pas d'autre moyen de faire valoir ma voix.»

Le chanteur David Usher, qui vient de renouer avec Moist, son ancien groupe, a participé au concert au Théâtre Fairmount le week-end dernier à Montréal avec les Barr Brothers, Martha Wainwright, Patrick Watson et AroarA. Contrairement à la plupart des artistes protestataires, qui voteront soit pour le NPD, soit pour le Parti vert, Usher est ouvertement pro-Justin Trudeau. «En même temps, peu importe qui gagne, pour autant que les gens votent et qu'on se débarrasse de Harper. Après toutes ces années, c'est l'évidence même que le Canada ne peut plus continuer sous son régime», dit-il.

Même son de cloche chez Andrew Whiteman, du groupe AroarA: «J'ai décidé de m'engager dans cette campagne pour deux raisons. D'abord, parce qu'il est de mon devoir d'essayer de changer les choses en tant que mâle blanc privilégié qui vit au Canada. Et ensuite, à cause du sentiment d'usure que je ressens à l'égard de Harper. Plus ça va, pire c'est. Il faut que ça cesse.»

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Torquil Campbell, du groupe Stars, a lancé le mouvement #ImagineOct20th.

Andrew Barr, des sympathiques Barr Brothers, est né aux États-Unis et réside à Montréal depuis sept ans. Il ne peut pas voter, mais cela ne l'a pas empêché de s'engager.

«J'étais aux États-Unis lors de la deuxième élection de Bush et j'étais convaincu de sa défaite. Quand il a remporté la victoire, à mon grand dam, j'ai regretté amèrement de ne pas m'être engagé. De ce rendez-vous manqué est né mon désir de m'engager dans la présente campagne», dit-il.

Je lui demande comment il interprète le silence des artistes québécois. Il répond que c'est peut-être dû au fait qu'il est acquis que les Québécois ne voteront pas massivement pour Harper. Dans un tel contexte, à quoi bon prêcher les convertis?

«C'est à leur tour»

Lorraine Hébert, du Mouvement pour les arts et les lettres (MAL), voit les choses autrement.

«Il était grand temps que les artistes anglophones prennent le relais, dit-elle. Pendant longtemps, les artistes québécois ont été les seuls à mettre de la pression sur le gouvernement Harper et à dénoncer ses compressions. C'est une bonne affaire que ça vienne cette fois du Canada anglais et que, dans la perception publique, ça dépasse le cadre habituel des revendications québécoises.»

Annie Roy, de l'Action terroriste socialement acceptable (ATSA), trouve aussi qu'il était temps que les anglos s'engagent: «C'est à leur tour, cette fois. C'est à eux de se réveiller», lance-t-elle au milieu de la place Émilie-Gamelin, où se tient jusqu'à aujourd'hui Le temps d'une soupe, un rassemblement non partisan.

Chaque année depuis 1997, l'ATSA organise un événement afin de sensibiliser la population aux réalités de l'itinérance. Cette année, le hasard a voulu que l'événement (fusionné avec La nuit des sans-abri) ait lieu en pleine campagne électorale. Qu'à cela ne tienne, Annie Roy et Pierre Allard ont invité tous les chefs à venir se mêler aux sans-abri et à prendre une soupe avec eux.

Plusieurs artistes ont aussi été sollicités et la plupart ont dit oui. Pascale Picard et Émile Proulx-Cloutier donneront des prestations musicales aujourd'hui, tandis que Dominique Champagne, Suzanne Clément, Christian Bégin, François Avard et François Papineau ont accepté de s'asseoir sur un promontoire au milieu de la place et d'échanger avec un inconnu, le temps d'une soupe.

Paraphrasant Cyrano, Christian Bégin m'écrit en conclusion: «Un peu esquintés par la grogne populaire, par un grandissant mépris favorisé par un engourdissement organisé de la pensée, un peu tannés d'être la cible d'une meute grandissante de gens qui ne pensent qu'à mordre ce qui va à l'encontre de leurs convictions, les artistes, aussi un peu écrasés par un sentiment d'impuissance, se taisent ou choisissent d'autres voies pour prendre la parole et agir sur le monde.»

Alors que les anglos ont choisi la charge à fond de train, bruyante, tapageuse et parfois outrancière, les Québécois ont choisi cette fois la discrétion. C'est un revirement des plus rafraîchissants, en fin de compte. Ne reste plus qu'à attendre les résultats.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Né aux États-Unis, le Montréalais d'adoption Andrew Barr (à droite), des Barr Brothers, ne peut pas voter, mais cela ne l'a pas empêché de s'engager.