Sous la bannière Contes et légendes du Nord, le Festival nordique de l'OSM se conclut ce soir par un troisième programme canado-scandinave en autant de soirs. Ce dernier concert inclut la création mondiale d'une oeuvre collaborative: La terre a des maux, musique de la compositrice montréalaise Nicole Lizée et texte du poète et rappeur algonquin Samian - qui participe à l'exécution en y déclamant.

Rencontrés en répétition avec l'orchestre symphonique, les concepteurs et le maestro nous offrent cordialement le récit de la gestation de l'oeuvre avant sa naissance sur scène.

«Lorsque Samian et moi nous sommes rencontrés, amorce Nicole Lizée, l'inspiration première était l'état lamentable de notre planète, la dégradation dramatique des écosystèmes. Nous avons ainsi discuté de genres musicaux auxquels nous aimerions faire référence et comment ces genres pourraient être associés dans le contexte de cette oeuvre.»

Nicole Lizée a alors expliqué à Samian une pratique qui lui est chère, soit la transposition de l'esthétique électronique dans un langage instrumental propice à une oeuvre symphonique.

«Dans cette optique de destruction de l'environnement, de terre brisée ou défectueuse, j'évoque ici l'usage de machines analogiques jugées désuètes dans le monde de la musique, et jetées aux ordures même si elles sont réparables et faites pour durer.»

«C'est pourquoi je m'efforce de redonner une nouvelle vie à ces machines en les intégrant à mon travail de compositrice. Dans le cas qui nous occupe, cependant, il n'y a pas de machines sur scène, la machine est évoquée métaphoriquement; c'est l'orchestre qui devient la machine en tant que telle, ou encore campe le personnage d'un DJ ou d'un producteur remixeur.»

Structure en six parties

Dans cet esprit, Nicole Lizée a composé la trame musicale de La terre a des maux pour ensuite la suggérer à Samian, après quoi le rappeur et poète a écrit le texte en français. «Nous avons travaillé comme si j'étais une beatmaker fournissant une piste à un rappeur.»

Plus précisément, Nicole Lizée a créé une structure en six parties au sein de laquelle Samian incarne les quatre éléments: terre, feu, eau, air.

«L'être humain, pose-t-il d'entrée, est à la fois la bête la plus intelligente et la plus dévastatrice sur terre. Cette bête féroce oublie à quel point elle dépend des éléments qui constituent son habitat. Si ces éléments pouvaient parler, ils lui diraient peut-être ce que j'ai écrit à travers ces quatre thèmes différents.»

Samian confie avoir rarement eu l'occasion d'incarner un personnage à travers son écriture, ce qui lui permettrait un ton plus audacieux, plus incisif: 

«De manière générale, indique-t-il, je ne suis pas provocateur ni vindicatif; je préfère la prise de conscience aux zones d'inconfort. Or, en me mettant à la place de l'eau, de la terre, du feu ou de l'air que l'on tient pour acquis, je sens que je peux en dire davantage qu'un humain pourrait le faire.»

Par ailleurs, Samian ne voit pas dans ces incarnations des éléments un point de vue spécifiquement amérindien: 

«Je suis autochtone, mais je ne me mets pas dans la peau d'un autochtone qui parle au nom des éléments. Comme n'importe qui, je suis un enfant de la terre et je suis conscient de ce qu'elle subit.»

«Platines métaphoriques»

Ainsi, les éléments personnifiés par Samian sont entrelardés de passages instrumentaux qui introduisent et encadrent le texte. L'évocation de la platine et du DJisme le catalyse d'autant plus.

«L'émulation orchestrale de cette esthétique DJ est représentée de plusieurs façons. Par exemple, on peut entendre une onde sonore sinusoïdale, un sifflement, ou encore ce son que produit l'électricité statique.»

La compositrice explique que l'orchestre est réparti en sections qu'elle nomme «platines métaphoriques»: 

«Un groupe d'instruments peut s'inscrire dans un groove, pendant qu'un autre groupe génère un groove complémentaire alors qu'un autre s'exprime dans un registre aigu qui porte une mélodie. L'orchestre peut parfois se diviser en deux ‟platines métaphoriques" en jouant à des vitesses différentes. L'orchestre peut aussi simuler la technique de ‟jonglage" d'extraits musicaux identiques, bien connue des DJ, il peut tout aussi bien simuler le bégaiement du son sur la platine et user de glissandi afin de simuler l'usure du vinyle sur le tourne-disque.»

La terre a des maux s'inscrit parfaitement dans le cadre du travail de Nicole Lizée, qui associe la pratique des interprètes classiques à celle des producteurs électroniques sans que les machines remplacent les humains pour autant. Ce qui produit néanmoins un son distinct des machines et des musiques instrumentales telles qu'on les connaît.

«Ce n'est pas simple d'y arriver, reconnaît-elle, mais j'aime relever ce défi, et j'y parviens de mieux en mieux avec de grands orchestres.»

Et comment Samian vit-il cette aventure?

«En montagnes russes! Parfois, je me sens très loin de mes repères, je me demande ce que je fais là, alors qu'en d'autres moments, ça va super bien. Lors de cette répétition qui vient de se terminer, ça s'est très bien passé. Samedi dernier, toutefois, j'avais raté quelques exécutions. Heureusement, Adam Johnson [chef assistant de l'OSM] me guide et m'appuie. Et notre maestro est tellement le fun

Nouvelle approche

À la pause de la répétition, le chef finlandais John Storgårds commentera avec plaisir ce qu'il est en train lui-même d'apprendre à maîtriser.

«Je n'avais rien fait auparavant avec Nicole Lizée. Cela me semblait vraiment nouveau comme approche, j'étais curieux lorsque nous nous sommes entendus sur ce projet, mais cette pièce n'existait pas encore.»

«Or, créer des oeuvres est une part importante de mon travail, j'ai donc plongé et il appert que j'aime ce travail. Et je trouve très bien que ce genre de pièce soit présentée dans un programme varié, incluant plusieurs compositeurs de styles et d'époques différents.»

Voilà donc le troisième et dernier programme de ce «festival nordique» de l'OSM.

«Chacun de ces programmes a ses qualités propres, il y a tant de compositeurs intéressants du Canada et de la Scandinavie à mettre en relief (et l'on ne compte pas Tchaïkovski et Rachmaninov). J'ai dû en ce sens faire des choix éclairés, et abandonner à contrecoeur des oeuvres très belles. Bien sûr, on ne pouvait éviter les compositeurs principaux, tels Nielsen, Grieg et Sibelius, mais aussi présenter des moins connus comme Klami ou les compositeurs de chez vous comme Nicole Lizée.»

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À la Maison symphonique, ce soir, 20 h.

Orchestre symphonique de Montréal

John Storgårds, chef

Evie Mark et Akinisie Sivuarapik, chant de gorge inuit

Samian, déclamation

Take the Dog Sled, pour chant de gorge inuit et orchestre, Alexina Louie (1949-)

Peer Gynt, suite no 1, op. 46, Edvard Grieg (1843-1907)

La terre a des maux, création mondiale, Nicole Lizée (1973-) et Samian (1983-)

Suite de Lemminkäinen, op. 22, extraits, Jean Sibelius (1865-1957)