Coup de téléphone mardi vers 18 h. Une voix inconnue, un timbre éteint: «Madame Decker à l'appareil...» Je redoute le pire. Oui, c'est arrivé hier.

Franz-Paul Decker est mort lundi à 90 ans. Né à Cologne le 22 juin 1923, il fut le chef et directeur artistique de l'Orchestre Symphonique de Montréal de 1967 à 1975. Son mandat suivait celui de Zubin Mehta et précédait celui, très bref, de Rafael Frühbeck de Burgos et celui, beaucoup plus long, de Charles Dutoit.

Maestro Decker, qui avait résidence à Cologne et à Montréal, était revenu à Pâques et avait été hospitalisé au Jewish General Hospital il y a deux semaines. Sa veuve Christa nous informe que des funérailles privées ont lieu cette semaine dans une église catholique de Westmount. Le corps sera incinéré; elle ira inhumer les cendres à Cologne, puis organisera ici une cérémonie publique, à une date future.

Des huit ans de Decker à l'OSM, sans oublier ses visites comme chef invité avant et après son mandat, musiciens et mélomanes de l'époque se rappellent l'instauration d'une discipline inconnue ici (dès 1968, il congédia neuf musiciens et en rétrograda quatre autres) et, surtout, la place inhabituelle accordée aux symphonies de Bruckner et aux poèmes symphoniques de Richard Strauss. Il avait d'ailleurs connu Strauss dans sa jeunesse et donna à ses deux filles des noms d'héroïnes d'opéras de Strauss: Arabella et Ariadne.

Anecdote mise à part, la puissance expressive qu'il apporta à Strauss et surtout à Bruckner est restée, pour nous, inégalée. Elle est devenue une référence.

Decker eut son premier contact avec l'Amérique du Nord en 1965, année où il fut appelé à diriger le National Youth Orchestra of Canada. Sa réussite d'alors comme «bâtisseur d'orchestres» le conduisit à la direction artistique de l'OSM. Il dirigea la plupart des orchestres canadiens, au Festival de Lanaudière et à l'Opéra de Montréal, occupa des postes à Rotterdam, à Barcelone, en Nouvelle-Zélande, ainsi qu'au célèbre Teatro Colon de Buenos Aires. Rappelons aussi son travail à l'Orchestre des Jeunes du Québec, au Conservatoire et à McGill.

À l'OSM, il dirigea de nombreuses créations canadiennes et signa sept des quasi annuelles auditions du Messie de Handel. Ses derniers concerts à l'OSM: 11 et 12 novembre 2008. Il devait revenir le dimanche 22 avril 2012 pour l'Alpensinfonie de son cher Strauss, mais, déjà malade, dut se décommander.

Son répertoire, comme l'indiquent d'ailleurs les quelques enregistrements qu'il a laissés, était axé sur la musique germanique. Des nombreuses conversations que j'eus avec lui, je retiens non seulement cette préférence inconditionnelle - «J'ai les yeux mouillés quand je dirige le Requiem allemand de Brahms», me dit-il un jour - mais aussi une sorte de mépris, non avoué mais évident, pour la musique française et tout ce qui n'est pas Hochdeutsch...

Deux témoignages     

«J'ai un immense chagrin», nous a confié Louis Charbonneau, l'un des rares survivants du «règne Decker» et timbalier de l'OSM pendant près d'un demi-siècle. «C'était un ami et un très grand chef d'orchestre. Je pense à tout ce répertoire germanique, ces Bruckner, ces Strauss, qu'il connaissait pour avoir vécu dans cette ambiance...Cette musique faisait tellement partie de lui que souvent il nous la faisait répéter par coeur. C'était un homme d'un autre siècle et d'une autre culture. Contrairement à certains chefs actuels qui font une lecture de la partition absolument parfaite mais un lecture qui ne parle pas de musique, il faisait toujours passer la ligne musicale avant tout.»

Louis Lavigueur, chef au Conservatoire, rappelle qu'il étudia pendant un an, en 1977, avec le disparu, chez lui, à Westmount. «Il ne comptait pas son temps. Son tarif était de 100 $ l'heure, mais il dépassait souvent l'heure et ne demandait rien. Un jour, je lui fis part de mon intention d'aller au prestigieux Concours de direction de Besançon... comme auditeur. Il me répondit : «Vous irez comme concurrent!». Il me prépara en conséquence et je remportai le troisième prix...à 27 ans. Decker m'a appris l'étude minutieuse de la partition et beaucoup plus encore: comment aller aux «tripes» de la musique et, une fois devant l'orchestre, comment amener celui-ci à être aussi engagé que le chef.»