Kent Nagano arrive dans la majestueuse salle de concert de Zurich en jeans. Manches retroussées, lunettes sur le nez, débardeur sur le dos, il déplace le piano de quelques mètres.

Il est 14h30, les musiciens ont deux heures pour répéter les passages les plus délicats du concert qu'ils vont donner en soirée, le premier de leur tournée en Europe. Au menu: Wagner, Liszt, Berlioz.

Kent Nagano remonte son jeans sur ses hanches étroites, replace ses longs cheveux d'un geste souple qui trahit l'habitude, prend sa baguette et regarde ses musiciens. Ils sont une centaine.

Ils sont arrivés deux jours plus tôt en Suisse après avoir passé la nuit dans l'avion. Certains luttent contre le décalage horaire et piquent du nez dans leur partition, d'autres accordent leur instrument ou répètent un passage difficile. Le son est cacophonique.

Nagano semble insensible au décalage et au stress. Il est concentré. Il lève sa baguette, les musiciens suspendent leur geste, le silence s'installe, puis la cacophonie fait place à une musique harmonieuse, puissante.

Dans la salle quasi vide, Emmanuel, 8 ans, a le nez collé sur son iPhone. Il accompagne ses parents, deux violonistes qui jouent dans l'orchestre. Il a fait toutes les tournées: Amérique latine, Europe, Asie. Il a fêté ses 4 ans à Zagreb, ses 8 ans en Argentine.

«Qu'est-ce que tu écoutes comme musique?

- Du Bach et du Mozart. J'ai hâte d'aller à Vienne pour visiter la maison de Beethoven!»

Sa mère, Marianne Dugal, a toujours rêvé de faire partie de l'orchestre. «C'était une idée fixe, dit-elle. Ado, j'étais une nerd de l'OSM. J'avais collé leurs affiches sur les murs de ma chambre.»

Elle a obtenu un poste de violoniste à 22 ans. Aujourd'hui, elle en a 37. Sa carrière a failli être compromise par une mauvaise chute à vélo. Un bras cassé, le gauche, celui qui tient le violon.

«J'ai appelé ma mère. Je lui ai dit: «Maman, capote pas, j'ai peur, je ne pourrai peut-être plus jouer du violon. Ma mère m'a répondu: «Non! Non! Non!»»

Marianne s'est fait opérer. Elle a été hors circuit pendant des mois. Elle a raté l'inauguration de la Maison symphonique, en 2011. Elle n'était pas sur scène ni en robe de soirée, mais dans son salon en pyjama avec un sac de chips, un verre de vin... et une boîte de Kleenex.

Aujourd'hui, elle est à Zurich, son Stradivarius qui vaut une fortune calé sous le menton. Elle écoute les directives de Kent Nagano.

Elle amorce une tournée de trois semaines qui la conduira de Zurich à Genève, en passant par Vienne et Madrid. Quatre pays, neuf villes, onze concerts. Un cauchemar logistique.

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Sébastien Almon a des hantises: que les musiciens ratent leur avion, que les instruments se perdent en chemin ou soient bloqués à la frontière. Avant de partir en tournée, il a dressé une liste de tous les instruments avec leur description, leur prix et leur numéro de série.

Ça fait deux ans qu'il jongle avec les mille et un détails de la tournée. Pendant les six premiers mois, il a travaillé sur la tournée - les villes, les pièces jouées, les solistes invités -, puis il s'est attaqué aux réservations de chambres d'hôtel et de billets d'avion pour 120 personnes, musiciens et personnel administratif compris. Il négocie tout. Pas question de défoncer le budget de 2 millions de dollars.

Le plus délicat? Le transport des instruments: 89 caisses qui pèsent en tout six tonnes et qui doivent voyager à une température et une humidité contrôlées. Il travaille avec une équipe et des agents locaux, mais, en dernier lieu, tout repose sur ses épaules.

Lors d'une tournée au Mexique, dans les années 90, les musiciens ont joué en jeans et en bermuda avec des instruments prêtés par l'orchestre local parce que les caisses n'étaient pas arrivées à temps.

Sébastien Almon est optimiste, mais soucieux. Le 18 mars, les musiciens doivent se rendre de Vienne à Madrid. Ils vont prendre l'avion, mais leurs instruments vont voyager par la route, un cauchemar pour lui. Un circuit de 33 heures où tout peut arriver: un accident, des bouchons de circulation, une route bloquée par des travaux. Il n'a que trois heures de jeu.

Cet ingénieur de 43 ans qui a laissé tomber sa thèse de doctorat pour s'occuper de logistique essaie de tout prévoir. «J'aime les choses rationnelles, précises et carrées», dit-il.

Et les routes qui ne se transforment pas en cauchemar.

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Ils ont tous le trac, l'estomac noué, des palpitations ou des tremblements. Le stress et l'anxiété liés à la performance de haut vol.

Marc Blanchard est médecin. Il voyage avec l'OSM. Il s'occupe des petits et grands problèmes des musiciens: un rhume, une toux, une tendinite qui refuse de guérir, un mal de dos chronique, une montée incontrôlable de stress, une crise d'anxiété. Il est disponible 24 heures sur 24.

«Les musiciens vivent l'anxiété de performance, explique-t-il. Le potentiel de menace - la peur de faire des fausses notes - déclenche une réaction physique. C'est comme s'ils étaient devant un tigre au milieu d'une ruelle ou au bord d'une falaise, prêts à tomber.»

Mathieu Harel est un anxieux. Il joue du basson. Il doit se battre contre le décalage horaire. Son grand ami, Hugues Tremblay, est percussionniste. Ils se sont connus au secondaire. Ils ont 39 ans. Mariés, des enfants. Mathieu, un, Hugues, deux.

«Je suis marié, j'ai un enfant et c'est compliqué», soupire Mathieu. Sa femme est musicienne.

Mathieu a choisi le basson par hasard. Il voulait d'abord jouer de la clarinette, mais il n'y en avait plus à l'école. Il a donc pris le basson.

Les enfants de Hugues ont 6 mois et 3 ans. Les deux amis prennent un verre dans le hall de l'hôtel après le concert, le premier de la tournée. La glace est brisée. Hugues est serein, Mathieu, lui, appréhende déjà les prochains jours.

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Ils jouaient du violon ou du piano avant de savoir lire et écrire. Gratiel Robitaille, Olivier Thouin, Marianne Dugal, Marc-André Hamelin, Andrew Wan... Ils vivent en symbiose avec leur instrument de musique.

Gratiel a 68 ans, il est à l'OSM depuis 49 ans. C'est le vétéran. Il joue du violon. Il est né rue Saint-Hubert, près de Bélanger, à Montréal, bien avant que la Plaza ne soit créée. Il vient d'une famille de 15 enfants, tous musiciens. À 3 ans, il jouait du violon et du piano. Son père était concierge et musicien à ses heures. Il est né dans la musique. Il en a fait sa vie.

André Moisan, lui, joue du saxophone. Il a commencé à 10 ans. C'est la paresse qui l'a poussé vers la musique. «J'étais pensionnaire, et ceux qui ne faisaient pas de musique devaient se lever à 5h du matin pour pelleter.»

Son père a fait partie de l'OSM pendant 50 ans. Comme saxophoniste. «Il me corrigeait, raconte André Moisan. J'avais l'impression que j'étais toujours avec mon prof.» Il se cachait dans la maison pour jouer, mais son père l'entendait et lui criait: «La sixième mesure, c'était un fa dièse!»

Il en a bavé, mais c'est grâce à l'acharnement pédagogique de son père qu'il a réussi à décrocher un poste à l'OSM.

André appelle souvent son père. Il n'ose pas lui avouer qu'il l'aime, il préfère prendre un détour. «Je lui dis: «Je l'aime, ta job. Merci.»»

André a 53 ans, son père, 82.

L'OSM en chiffres

Nombre d'employés administratifs: 40

Nombre de musiciens: 90, soit 31 femmes et 59 hommes

Budget: 28,4 millions; 38 % provient des gouvernements

Âge moyen des musiciens: 48 ans

Musicien le plus âgé: 71 ans

Le plus jeune: 25 ans

Président du conseil d'administration: Lucien Bouchard

Deux grèves: 1998 et 2005

Échéance de la convention collective: août 2014

La tournée en chiffres

Coût: 2 millions

Nombre de musiciens: 110

Nombre de concerts: 11 dans 4 pays et 9 villes, dont Vienne et Madrid.

Nombre de jours: 17 jours (du 8 au 25 mars)

Nombre de caisses pour transporter les vêtements et les instruments: 89

Poids: 6 tonnes

Volume: 75 mètres cubes

Nombre de chambres d'hôtel: 2000

Nombre de billets d'avion: 900

Nombre de nuitées: 400