Valery Gergiev est considéré parmi les plus éminents chefs d'orchestre de l'univers connu. Assister à un concert de l'orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg dont il est le chef principal et directeur artistique, est un pur ravissement. On garde l'impression de ce maestro généralement sans baguette qu'il peut soulever de ses mains son formidable ensemble.

C'est, du moins, la métaphore que l'on retient de son dernier passage à Montréal, soit en octobre 2011. Joint à New York plus tôt cette semaine, Gergiev affiche l'humilité des plus grands sans taire sa fierté d'être à la barre d'un des meilleurs orchestres symphoniques du monde.

«Je suis béni, très chanceux de travailler avec l'orchestre du Mariinsky depuis 25 ans. Voilà une des rares institutions glorieuses de la musique classique! Son histoire remonte à 1860, elle est à l'origine de tant de grandes symphonies, ballets, opéras, musique de chambre, chant choral, etc. Alors si vous en devenez le directeur artistique, vous devez absolument en célébrer l'histoire et tenter d'en écrire la suite.»

L'excellence de la tradition russe

L'orchestre du Théâtre Mariinsky est surtout connu pour son excellence dans l'interprétation du répertoire russe. Valery Gergiev apporte cette nuance.

«Vous savez, la musique russe ne constitue pas 50% de notre répertoire mais en représente la portion la plus importante. Nous, du Mariinsky, avons le luxe de représenter fièrement une tradition musicale aussi gigantesque que l'austro-allemande ou la française, ou encore celle de l'opéra italien. La musique russe est l'un des ces quatre grands fleuves qui se jettent dans l'océan de la musique mondiale. Bien sûr, on trouve de grands compositeurs dans le monde entier, mais il serait stupide de ma part de négliger ce patrimoine extraordinaire qui est le nôtre.» 

Le Mariinsky, estime en outre Gergiev, est le plus expérimenté de tous dans l'interprétation des oeuvres de Prokofiev, Stravinsky et Chostakovitch. «L'orchestre, ajoute-t-il, est aussi très proche de plusieurs autres compositeurs russes dont Rachmaninov, prévu au programme de votre Maison symphonique. À Montréal, nous comptons interpréter ce compositeur dans l'esprit de la tradition, tout en souhaitant une relecture fraîche et moderne.

«Cette musique peut sembler confinée au 19e siècle mais elle demeure bien assez moderne à mes oreilles. Rachmaninov est né en 1873, soit neuf ans avant Stravinsky, près de 20 ans avant Prokofiev, un peu plus de trente avant Chostakovitch. En prenant de l'âge, il n'a pas trahi son style, c'est-à-dire qu'il a continué à composer comme Sergei Rachmaninov au lieu de relever des défis modernes et spectaculaires. Il se consacrait plutôt à une oeuvre très fine, je dirais aristocratique. Jusqu'au bout, il est demeuré lui-même, en témoignent ses Danses symphoniques composées à la fin de sa vie. Et c'est ce que j'apprécie chez lui. De surcroît, il fut un très grand pianiste.»

Et c'est là que  le compatriote Denis Matsuev entre en jeu. À l'endroit du virtuose avec qui il a souvent fait équipe, Gergiev ne tarit pas d'éloges: «Quel pianiste fantastique! Il a une attaque très puissante, c'est connu, mais il ne cesse de transformer son jeu; sa touche peut être aussi très lyrique, sa souplesse est remarquable, la pensée de son jeu gagne en profondeur.»

Pour le maestro russe, il importe que son orchestre soit au plus près du coeur d'un compositeur s'il en joue toutes les oeuvres - symphonies, concertos musique de chambre, opéras et ballets.

«Au meilleur de mes capacités, j'ai développé une sonorité de l'orchestre Mariinsky, ce qui est un processus évolutif effectué avec une portion importante de jeunes musiciens fraîchement débarqués. Ils sont encore en train d'apprendre mais participent déjà à un très bon orchestre. Pour les sélectionner, nous avons auditionné environ 600 musiciens. Alors vous écoutez aujourd'hui le Mariinsky, vous en remarquez illico l'esprit. Les musiciens s'y plaisent et sont déjà habitués à relever tous les défis en voyageant à travers le monde. Il en est de même à la maison car notre répertoire est très vaste.»

Autorité ne signifie pas autoritarisme

Même s'il impose son autorité sur le Mariinsky et sur les autres orchestres symphoniques auxquels il est associé, Valery Gergiev refuse de se voir comme un chef autoritaire.

 «Je ne crois pas à la direction autoritaire, je ne crois pas à la dictature, point à la ligne. Cela dit, si nous ne sommes pas dédiés aux compositeurs à interpréter, si nous ne sommes pas très concentrés, et n'apportons pas la plus sérieuse des contributions, alors on observe une dégradation de l'orchestre. C'est ce que j'ai appris des chefs d'orchestre que j'ai vus moi-même. Les plus grands prenaient toujours très sérieusement les considérations de qualité, de son, de couleur, de beauté, de limpidité, d'énergie et de puissance. Si vous perdez cela et vous ne vous intéressez qu'à gagner votre vie, si vous vous assurez que personne ne vous pose des défis et exige de vous dépasser, ce n'est pas une voie à prendre selon moi.»

Ses modèles, cependant remontent à un passé de plus en plus lointain.

«Selon moi, le plus grand est Yevgeny Mravinsky, qui était le maestro lorsque j'ai grandi à Saint-Pétersbourg - que l'on nommait Leningrad pendant l'Union Soviétique. Ce que j'ai appris de lui, ce que j'ai vu et entendu de lui reste encore frais à mes oreilles. Je m'estime très chanceux d'avoir étudié à Leningrad, car ce chef était pour moi le meilleur, j'ai pu découvrir cette sonorité incroyable, cette élégance aristocratique et cette puissance ce qui ne combinent pas souvent. Les qualités aristocratiques russes, d'ailleurs ne sont pas étiolées dans la musique russe. Dans le Mariinsky, elles existent toujours croyez-moi. Cela dit, je respecte mes collègues et amis maestros avec qui je partage la même passion.»

Amphithéâtres de Saint-Pétersbourg et de Montréal : une histoire commune

On sait, par ailleurs, que le nouvel amphithéâtre du Mariinsky a été inauguré au printemps dernier, et qu'il fut imaginé par l'architecte torontois Jack Diamond, soit le même qui a conçu la Maison symphonique de Montréal - avec moins de moyens, il faut dire. Celui de Saint-Petersboug est plus considérable... et a essuyé les critiques.

«Vous savez, rétorque Gergiev lorsqu'on le questionne à ce titre, l'Arc de Triomphe a jadis été critiquée à Paris... au début du 19e siècle. Saint-Pétersbourg est une ville magnifique, tout ajout moderne y est suspect et on trouvera toujours des opposants à sa modernisation. Opposants souvent mal informés, il faut dire... Or, cet amphithéâtre fait plus d'heureux que de malheureux. Des centaines de milliers de personnes en ont déjà fait l'expérience. Nous avons aujourd'hui une formidable opportunité avec ce nouvel amphithéâtre, c'est-à-dire y accomplir des choses encore plus importantes! Quant à votre Maison symphonique de Montréal, j'ai été ravi d'y jouer il y a deux ans. Nos deux amphithéâtres ont une histoire commune!»

Officier de la Légion d'honneur et récipiendaire du Prix Polar Music en 2006, Gergiev est un chef très convoité. Sans se faire prier, il résume son agenda.

«Je reviens à l'Orchestre Philharmonique de Rotterdam une fois l'an. Je resterai encore avec l'Orchestre symphonique de Londres pour trois autres années. Je travaille régulièrement avec le l'Orchestre philharmonique de New York. Et puisque j'aime travailler avec les jeunes musiciens, j'ai été associé récemment au National Youth Orchestra of America.

«Mais l'objectif principal de ma vie de musicien n'est pas tant de diriger plusieurs orchestres que de faire accéder le Mariinsky à la famille restreinte des plus grands.»

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Vendredi 4 octobre, à 20h, à la Maison symphonique de Montréal, l'Orchestre Mariinsky de Saint-Pétersbourg interprétera Le rocher, opus 7, le Concerto pour piano n° 2 et les Danses symphoniques de Sergei Rachmaninov. Valery Gergiev, chef et directeur artistique, Denis Matsuev pianiste.

Gergiev en huit étapes

1953 : naissance à Moscou

1977 : devient chef stagiaire au Théâtre Kirov (redevenu Mariinsky après la chute de l'Union Soviétique)

1988 : nommé chef principal de l'orchestre du Théâtre Mariinsky

1994 : devient directeur artistique du Théâtre Mariinsky

1995-2008 : directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam

1997-2008 : chef principal invité au Metropolitan Opera de New York

2006 : récipiendaire du Prix Karajan et du Prix Polar

2007 : prend la direction de l'Orchestre symphonique de Londres