Si la mère de l'écrivaine Gabrielle Roy avait été cantatrice, peut-être aurait-elle chanté ses lettres à sa fille, comme l'a imaginé l'auteur Michel Tremblay, sur des musiques d'André Gagnon, interprétées par l'Orchestre symphonique de Trois-Rivières, sous la direction de Jacques Lacombe. Mais comme Mme Roy n'était pas cantatrice, c'est la contralto Marie-Nicole Lemieux qui chante Lettres de Madame Roy à sa fille Gabrielle, d'abord en concert, puis sur disque depuis hier.

Dans le restaurant où se déroule l'entrevue, Marie-Nicole Lemieux fait rire toute la tablée en imitant à la perfection Céline Dion. Elle le reconnaît pourtant, quand elle a chanté les six beaux morceaux imaginés par Michel Tremblay et André Gagnon, elle a pleuré: «En fait, tout le monde pleurait, pendant les répétitions et pendant le concert, quand on a créé les Lettres, à Trois-Rivières [en novembre 2012]. Même ma fille de 6 ans...»

Cela faisait 20 ans, depuis l'opéra Nelligan, que Tremblay et Gagnon n'avaient pas créé une oeuvre de concert et qu'ils cherchaient ce qui les inspirerait suffisamment tous les deux. Or, quand on sait l'importance de Bonheur d'occasion dans l'oeuvre de Tremblay, on se dit que ça tombe sous le sens, puiser dans la vie de Gabrielle Roy.

«Oui, mais c'est André qui en a eu l'idée en 2010», dit Michel Tremblay.

«Je venais de lire Ces enfants de ma vie de Gabrielle Roy, enchaîne André Gagnon. Ensuite, j'ai parlé de notre idée avec Jacques [Lacombe, chef d'orchestre] en lui expliquant qu'on pensait travailler à partir de la correspondance entre Gabrielle et sa mère [Mélina Roy]. C'est Jacques qui nous a proposé que ce ne soit pas un échange de lettres, mais bien une oeuvre pour orchestre et une seule voix.»

«Ça aurait été trop long comme oeuvre s'il y avait eu deux personnages, reprend Jacques Lacombe. Et d'un point de vue pratique, si on veut qu'une oeuvre vive, il est préférable de la faire de manière à pouvoir la recréer facilement, par exemple, avec une seule voix.» «Et c'est aussi plus simple pour les horaires», ajoute Marie-Nicole Lemieux.

«On a donc commencé à travailler en fonction des dates possibles dans l'agenda très rempli de Marie-Nicole. On savait qu'elle allait être libre pour interpréter notre oeuvre en novembre 2012», lance Michel Tremblay, au milieu des rires.

«Le 11 novembre 2012, à 15h», précise la contralto. Les Lettres ont en effet été créées sur scène à Trois-Rivières l'automne dernier, puis enregistrées sur disque quelques jours plus tard.

«Marie-Nicole ne le sait pas, mais le concert, c'était son audition pour le disque!», lance Lacombe.

Le livret écrit par Tremblay, en beaux vers libres, est composé de six «lettres» que Mélina aurait pu écrire en 1937 de son lointain Manitoba à sa fille Gabrielle, lorsque celle-ci étudiait en Europe. Ce sont des lettres d'amour sublimes et terribles, à la fois toutes simples et très justes. Celles d'une mère à son enfant prodige, pétries de cet amour nécessairement voué à la séparation qu'est l'amour maternel.

Celles d'une femme séparée de sa fille par un continent. Comme la mère d'André Gagnon l'a été, quand son fils est parti étudier en France en 1961, à une époque où Skype et compagnie n'existaient pas. «Je n'étais pas capable de lire les lettres de ma mère, tant je pleurais en les recevant», dit simplement Gagnon.

S'en est-il inspiré? André Gagnon a en tout cas composé de très belles mélodies poignantes qui évoquent les «mélodies» de Berlioz, Fauré, Henri Duparc, Reynaldo Hahn, pour que s'y posent les textes de Tremblay.

Des textes où il est question de peine et d'ennui, de chantage émotif et de doux reproche, mais aussi de la beauté des plaines manitobaines, de l'hiver, du printemps...

«J'ai imaginé que les plaines avaient guéri la mère de Gabrielle, comme les grands espaces me guérissent, explique Tremblay. Quand j'ai vécu ma terrible peine d'amour en 1991, c'est la profondeur de la mer [à Key West], sa vastitude qui m'ont guéri.»

«C'est étrange, fait remarquer Marie-Nicole Lemieux, quand je chante ces airs, je ne les interprète pas en tant que mère, plutôt en tant que fille de ma mère. Moi aussi, comme Gabrielle Roy à l'époque, je pars tout le temps...»

«Chose certaine, ce qui est bien, c'est que dans le répertoire de musique classique, de musique "sérieuse", il y a très peu de choses qui parlent de nous, de notre patrimoine, de notre culture, et cette oeuvre vient vraiment combler un manque», reprend Jacques Lacombe.

Lettres de Madame Roy à sa fille Gabrielle. Paroles de Michel Tremblay et musiques d'André Gagnon, interprétées par Marie-Nicole Lemieux et l'Orchestre symphonique de Trois-Rivières, sous la direction de Jacques Lacombe. Disques Audiogram.