Un récital comme celui du pianiste Emanuel Ax hier soir à Pro Musica appartient à cette catégorie d'événements qui se situent à un tel niveau, à la fois d'immatérialité et d'intemporalité, qu'on aimerait rester seul à les revivre et ne pas avoir à décrire ou analyser le bonheur qu'on y a vécu.

J'ai connu une expérience semblable il y a quelques années à Lanaudière à l'occasion des débuts ici de Till Fellner. Comme hier soir, il s'agissait d'un programme tout-Schubert. Ce qui m'apporte une nouvelle confirmation: voici la musique la plus secrète qui soit, la plus fragile, plus même que celle de Mozart. En conséquence, elle requiert le silence le plus complet, la concentration la plus totale. On s'en est rendu compte dans la salle Maisonneuve bien remplie: au milieu du miraculeux silence, le moindre bruit, le moindre geste déplacé d'un auditeur, et tout risquait de s'effondrer. Heureusement, d'un signe discret, dès le début, Emanuel Ax fit savoir que, sur scène, il entendait tout!

Assis à son piano en simple tenue de tous les jours, le pianiste de 61 ans joue avec un tel naturel qu'il semble improviser. L'image est d'autant plus forte que l'homme à petites lunettes ressemble effectivement à Schubert. La plus grande clarté illumine le dialogue des deux mains, chacune semble écouter l'autre, et le discours est marqué de riches silences.

Aux quatre Impromptus op. 142, qui ouvrent le récital, il confère une unité qui appuie la théorie, défendue par divers musiciens, qu'il s'agit là, en fait, de quatre mouvements de sonate. Venant ensuite, la Sonate D. 664 n'est pas du plus génial Schubert. Ce qui est génial, c'est la dimension que le pianiste donne à ces pages assez simples. Il est clair qu'il a voulu retenir l'intérêt pour la fin: les 45 minutes de l'ultime Sonate en si bémol, D. 960, jouée avec la très longue reprise controversée au premier mouvement.

Les accords du tout début semblent sortir du silence. De l'intense émotion que génère le mouvement lent, il suffira de dire que le Scherzo vient en quelque sorte nous en libérer! Le pianiste, qui a manifestement travaillé son Schubert en profondeur, apporte au finale un dramatisme nouveau qui en fait oublier les longueurs.

Emanuel Ax a tout dit. Bien que l'ovation le justifierait, il ne donne pas de rappel. Quelle intelligence et quel goût! On n'ajoute rien à un Schubert aussi complet. Le pianiste vient de nous donner un récital comme on en entend un, peut-être deux, par saison. Au surplus, l'aigu du piano est devenu légèrement faux sur certaines notes...

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EMANUEL AX, pianiste. Hier soir, salle Maisonneuve de la Place des Arts. Présentation : Société Pro Musica.

Programme consacré à Franz Schubert (1797-1828):

Quatre Impromptus, op. 142, D.935 (1827)

Sonate no 13, en la majeur, op. post.120, D. 664 (1819)

Sonate no 21, en si bémol majeur, D. 960 (1828)