Chanter le rôle-titre dans Aïda de Giuseppe Verdi à la Scala de Milan est sûrement le rêve de toute soprano. Et c'est ce que Manon Feubel s'apprête à vivre dans la production qui prend l'affiche ce soir, pour cinq représentations.

"C'est très excitant, dit-elle, jointe à Milan alors qu'elle sortait d'intenses répétitions avec l'orchestre dirigé par le maestro Daniel Barenboïm. Toutes les grandes chanteuses du monde interprètent Aïda à la Scala, alors il faut vraiment qu'ils aient eu confiance en moi et soient convaincus de mon talent pour m'offrir ce rôle."

C'est après son interprétation du rôle de Lucrezia dans I due Foscari de Verdi, le printemps dernier, que la chanteuse originaire de La Baie, au Saguenay, s'est vu proposer ce rôle phare du répertoire vocal. "Cela a été un grand succès public et critique, dit-elle. On ne me connaissait pas à Milan auparavant, alors pour eux, j'étais une révélation."

Tout un exploit

L'exploit n'était pas mince. Stéphane Lissner, le grand patron de la Scala, lui a souligné après sa prestation qu'elle venait de réussir là où se trouvent les critiques les plus durs et le public le plus exigeant au monde. "Une fois qu'on a passé à la Scala, il semble qu'ensuite, ça va bien partout, dit la chanteuse. Si le public n'aime pas, il peut très bien vous huer."

Il faut dire qu'il s'agit d'un auditoire de connaisseurs, qui a vu passer les plus grands chefs d'orchestre et les plus grands chanteurs, dont Maria Callas. Son esprit hante d'ailleurs encore les lieux. "Elle est partout dans le théâtre, dit Manon Feubel. Le public n'a pas encore fait le deuil de la Callas, et il espère toujours trouver la chanteuse qui lui fera revivre les sommets. Alors chaque fois qu'il y a une nouvelle soprano, elle est très observée."

C'est là beaucoup de pression, mais elle affirme ne pas être stressée pour autant. "Si on accepte un tel rôle, c'est parce qu'on est capable de passer par-dessus les difficultés techniques et le stress, dit-elle. Je me spécialise de plus en plus dans le répertoire verdien, qui convient bien à ma voix."

Avant elle, bien peu d'interprètes québécois ont foulé la scène de la plus prestigieuse maison d'opéra du monde. La pionnière fut Emma Albani, en 1880. Ensuite, il y a eu notamment le ténor Léopold Simoneau dans les années 50, Maureen Forrester, et plus récemment, Annamaria Popescu, native de Montréal.

Il faut dire que les portes de la Scala n'ont pas toujours été grandes ouvertes aux chanteurs étrangers, car on y était très conservateur. "Mais cela a changé, dit-elle. Aujourd'hui, c'est devenu plus "business" que ça l'était autrefois. Ce qu'ils veulent, c'est qu'on soit capable de livrer la marchandise, et ils ne font plus tellement de différences entre les nationalités... pourvu que notre accent italien ne soit pas trop terrible", dit-elle en riant.

Ce rôle représente une nouvelle occasion d'ouvrir des portes pour la soprano, dont la carrière est déjà florissante. Depuis son rôle dans I due Foscari à la Scala, elle dit avoir reçu plus de propositions. Mais elle s'attend à ce qu'Aïda lui permette d'avoir un choix plus grand encore parmi les productions, pour chanter avec les meilleurs chefs dans les plus grandes maisons.

Un rôle difficile

Manon Feubel n'en est pas à sa première interprétation d'Aïda. Elle lui a déjà prêté sa voix au Théâtre Antique d'Orange en 2001, et à Dijon en octobre dernier. Il s'agit d'un rôle exigeant et difficile à maîtriser sur le plan technique, n'étant pas accessible à toutes les chanteuses.

"Les rôles-titres sont souvent exigeants parce qu'ils sont longs, dit-elle. Il faut apprendre à gérer la longueur de ces rôles en tenant compte de la fatigue et des baisses d'énergie. Sur le plan vocal, chez Verdi, il faut être capable de chanter des pianissimi et des contre-uts, en plus d'avoir de la puissance."

Sur le plan psychologique, elle dit vouloir interpréter cette reine d'Éthiopie devenue esclave en Égypte en allant chercher la souffrance du personnage. "Elle se sacrifie par amour pour son peuple, mais c'est très dur, et elle est déchirée." Par ailleurs, l'opéra sera mis en scène par nul autre que Franco Zeffirelli. Que demander de plus?

"Au Québec, nous n'avons pas été élevés dans une culture de l'opéra, dit Manon Feubel. Vu sous cet angle, pour en arriver là, il a fallu beaucoup de persévérance, et surtout y croire."